La culture, vecteur stratégique du Soft-power Français – Entretien avec l’ancien Ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon

Jean Jacques Aillagon, Directeur general de Pinault Collection

Interview réalisée le 5 Novembre 2019

1- Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour monsieur Jean-Jacques Aillagon, pourriez-vous vous présenter ?

Jean-Jacques Aillagon : Je suis né, en 1946, dans la commune de Creutzwald, au cœur du bassin houiller de Lorraine. J’ai été professeur d’histoire et de géographie avant de rejoindre, dans les années 1970, l’administration du ministère de la Culture puis, au cours de la décennie suivante, celle de Ville de Paris dont le maire d’alors, Jacques Chirac, me confia la direction des affaires culturelles. Devenu le cinquième président de la Vème République, Jacques Chirac m’appela, en 1996, à la direction du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou puis, en 2002, au poste de ministre de la Culture et de la Communication. Il me fut, notamment, donné de faire adopter par le Parlement la loi du 1er août 2003 sur le mécénat et les fondations. J’ai, par la suite, dirigé la chaîne de télévision TV5 Monde, le Château de Versailles et les Arts décoratifs. Je suis, aujourd’hui, le président de la mission pour l’inscription de Nice sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO et le conseiller de François Pinault dans ses activités culturelles.

CADE : Historiquement, l’ingénierie culturelle est considérée comme une spécificité française. La culture française est admirée dans le monde entier. Thomas Jefferson, 3ème président des États-Unis d’Amérique, aurait même dit un jour : « Chaque homme a deux pays, le sien et la France ». Comment définiriez-vous le modèle français de diplomatie culturelle ?

Jean-Jacques Aillagon : Il n’est pas inintéressant de noter que le XVIIIème siècle qui vit naître Thomas Jefferson est, aussi, celui des Lumières, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, celui, encore, de la création du musée du Louvre, autant de jalons qui n’appartiennent plus seulement à l’histoire de France mais à celle de l’humanité toute entière. Sans doute est-ce, précisément, parce qu’elle est porteuse d’une culture et de valeurs universelles que la France est, aux quatre coins du monde, admirée. Le « modèle français » que vous évoquez est, en matière de diplomatie culturelle, hérité de la vocation universaliste de notre pays qui, dès la fin du XIXème siècle, vit la création de l’Alliance française puis, en 1907, celle du premier Institut français – celui de Florence – et, ainsi, se développer l’un des plus anciens et des plus denses réseaux de diplomatie culturelle au monde. La France compte, à ce jour, plus de 800 Alliances françaises et 96 Instituts français, répartis dans quelque 130 pays.

CADE : Quel lien pouvons-nous établir entre la stratégie française de soft power et son système culturel ? Et quels sont les leviers opérationnels mis en place dans le cadre de cette stratégie ?

Jean-Jacques Aillagon : L’exercice d’un « softpower à la française » pourrait être illustré par plus d’exemples que je ne pourrais en citer mais, outre le réseau de diplomatie culturelle évoqué précédemment, il va de soi que la langue française, parlée par près de 300 millions de locuteurs à travers le monde, constitue un formidable levier pour la diffusion de la culture française. Captées aux quatre coins du monde, les chaînes de radio et de télévision RFI, France 24, MCD ou encore, TV5 Monde sont, à cet égard, d’efficaces moyens de partage d’une culture qui n’est pas seulement française mais francophone. Est-il, par ailleurs, besoin de rappeler combien le tourisme est, pour la France qui demeure l’un des pays les plus visités du monde, un puissant outil de soft power ? Illustration du caractère stratégique de ce secteur d’activité, il fut, en 2014, placé, au même titre que le commerce extérieur, sous la responsabilité du ministre des Affaires étrangères alors qu’il relevait, auparavant, des prérogatives du ministre de l’Economie. La culture demeure l’une des toutes premières raisons pour lesquelles des voyageurs venus du monde entier font le choix de la France. Plus de 8 millions personnes ont, en 2018, visité le Château de Versailles, pour n’évoquer que ce seul monument.

CADE : Pensez-vous que la puissance culturelle de la France et son influence correspondent à sa place internationale ?

Jean-Jacques Aillagon :La France joue, sur la scène internationale, un rôle de tout premier plan. Celui-ci tient non seulement à son histoire mais, aussi, à la constance de ses engagements. Engagement pour la paix, en tout premier lieu. Faut-il rappeler que la France est, depuis 1946, membre du Conseil de sécurité de l’ONU et qu’à ce titre, elle œuvre inlassablement à la résolution des conflits ? Dans un discours qui a fait date, la France s’est, ainsi, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, opposée, en 2003, à la guerre en Irak. Engagement pour l’environnement, aussi. Le Président Jacques Chirac ne déclarait-il pas, en 2002, au Sommet de Johannesburg : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » ? C’est, du reste, à Paris qu’en 2015, furent signés les accords internationaux issus de la COP21. Engagement pour la culture, enfin. La France a, de longue date, mené bataille pour que la spécificité de la culture – du commerce des biens culturels, notamment – soit reconnue dans les traités internationaux. C’est ce que l’on a, au tournant des années 1990, appelé l’exception culturelle. De la même façon, la France a su s’engager avec ferveur dans la défense de la diversité culturelle. Dès ma nomination au ministère de la Culture, Jacques Chirac me confia la mission d’engager la France dans la promotion internationale d’un projet de convention sur la diversité culturelle. Celle-ci fut adoptée par l’UNESCO en 2005. L’année suivante, fut inauguré le musée des arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, musée du Quai Branly qui porte également, désormais, le nom de Jacques Chirac. Autres témoignages de l’attachement de Jacques Chirac au dialogue des cultures, la décision de créer, au Louvre, le département des Arts de l’Islam et, à Marseille, le MuCem, musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. La France n’a, ainsi, de cesse de s’ouvrir au monde et, le monde, de regarder dans sa direction, en atteste l’émotion qu’a suscité, au mois d’avril dernier, l’incendie de la cathédrale Notre Dame de Paris. 

CADE : Comment la France, à travers son expertise, peut aider les pays qui veulent développer leur influence internationale par la culture ?

Jean-Jacques Aillagon : Inauguré en 2017, Le Louvre Abu Dhabi est, s’il fallait n’en retenir qu’une, la plus éloquente illustration de la capacité de notre pays à concevoir, en partenariat avec d’autres Etats, des projets culturels d’envergure internationale. La France sait, alors, mobiliser l’ingénierie de son administration, de ses établissements publics, de ses écoles et de ses universités mais aussi, le génie de ses artistes et de ses architectes. L’agence France Muséums, créée ad hoc en 2007, rassemble de façon inédite les savoir-faire de l’ensemble des institutions associées au projet du Louvre Abu Dhabi – parmi lesquelles, outre le musée du Louvre, les musées d’Orsay et de l’Orangerie, la Bibliothèque nationale de France, la Réunion des musées nationaux, etc. – afin d’assurer une mission d’assistance et d’expertise auprès des autorités des Emirats Arabes Unis. Ce sont encore la France et les Emirats Arabes Unis qui, en 2016, ont pris l’initiative de créer l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit, en réponse aux brutales destructions perpétrées par des groupes fanatiques sur l’ensemble du continent africain, notamment. La France met, par ailleurs – nous l’évoquions au début de notre entretien – son réseau de diplomatie culturelle au service de la coopération avec les Etats dans lesquels ce réseau se déploie. 

Interview réalisée par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique .

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