Le paradoxe du renseignement et le rôle de l’intelligence culturelle – Interview du Spécialiste Benjamin Pelletier

Interview réalisée le 11 octobre 2019

Le Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Benjamin Pelletier, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Benjamin Pelletier :Je suis formateur en management interculturel depuis maintenant dix ans. J’interviens majoritairement en entreprises et il m’arrive d’enseigner dans des écoles, comme l’Ecole de Guerre Economique, dont je suis moi-même diplômé. J’essaie par ailleurs de préserver du temps – ressource rare et précieuse ! – pour écrire : j’ai publié quatre récits littéraires.

Dans l’approche traditionnelle qui reste largement prédominante, les participants aux formations en management interculturel travaillent sur les facteurs culturels à prendre en compte dans les pratiques professionnelles lorsqu’ils travaillent à l’international. Les parcours menant à la formation dans ce domaine peuvent être très variés mais on note deux constantes. D’une part, le fait d’avoir vécu et travaillé à l’étranger : en ce qui me concerne, j’ai effectué trois séjours d’expatriation, deux en Arabie Saoudite, un en Corée du Sud. C’est là une expérience essentielle pour prendre conscience des enjeux interculturels.

D’autre part, il faut avoir une approche très interdisciplinaire qui croise aussi bien l’actualité économique que l’histoire, la géographie, la sociologie, la psychologie, la religion, voire les arts et la littérature. L’objectif est de comprendre les raisons de tel ou tel comportement, de telle ou telle pratique, étant entendu que mieux on comprend, moins on juge, et plus on est apte aux ajustements nécessaires. Sur ce point, l’ancien étudiant en philosophie que je suis est resté très sensible aux apports des sciences humaines. Je pourrais ainsi résumer ces deux constantes en disant que l’approche interculturelle exige la rencontre des sciences de gestion et des sciences humaines.

CADE : En tant que fondateur de la plateforme numérique Gestion des Risques interculturels et spécialiste, quelle est votre définition de l’intelligence culturelle ?

Benjamin Pelletier :Quand j’ai commencé les formations en management interculturel, cela faisait quelques années que j’étais diplômé de l’Ecole de Guerre Economique et, très franchement, je pensais m’éloigner tout à fait des thématiques et de l’univers de l’intelligence économique (pour résumer : sécurité, veille, influence). Dans les formations interculturelles, on se demande en effet comment se passe une réunion avec les partenaires venant de tel pays, comment se prend une décision, quelles sont les pratiques de communication par email, quelles sont les erreurs de politesse à ne pas commettre quand on se rencontre, quelle est l’étiquette à table, etc.

Mais certains acteurs de l’international partageaient des retours d’expérience avec bien d’autres enjeux. Pour tel laboratoire pharmaceutique, il s’agissait de conquête de marché en Inde ; pour tel industriel, d’implantation en Chine ; pour tel représentant d’une institution, d’influence à exercer au sein de l’Union européenne afin de faire valoir des normes françaises ; pour tel commercial dans le domaine de l’armement, de développer de la confiance et du relationnel pour négocier sur du très long terme dans un pays du Golfe ; pour tel instructeur aéronautique, de mieux comprendre les points forts et les points faibles des étudiants chinois pour les former à la culture de la sécurité aérienne.

Là, nous n’étions plus dans le seul domaine du management interculturel. Or, chacun de ces acteurs s’interrogeait sur la manière de mieux intégrer le contexte culturel local dans le cadre de ses opérations. Il faut alors proposer une approche qui soit à la fois plus précise et plus large que les seules pratiques managériales. Je propose donc de parler d’une démarche d’intelligence culturelle comme production d’information culturelle utile à l’activité d’une organisation publique ou privée.

CADE : Quel lien existe-t-il entre intelligence culturelle et intelligence économique ?

Benjamin Pelletier : Je vais y venir en commentant rapidement la définition donnée précédemment. « Intelligence » culturelle est à prendre ici au sens de « renseignement », et non pas seulement de compréhension. J’insiste par ailleurs sur l’information culturelle « utile » car celle-ci suppose que, pour que cette utilité se manifeste, on ait clairement défini les objectifs de la demande d’information. Sans objectif clair, on collecte de l’information culturelle en masse, ce qui peut satisfaire notre curiosité concernant un pays étranger mais on perd ainsi la dimension opérationnelle. Or, il est impératif de cibler ce qu’on a besoin de connaître sur le plan culturel pour greffer ensuite une action efficace. Nul besoin de tout savoir de la culture brésilienne, ambition aussi absurde qu’impossible, pour identifier les rivalités économiques entre les grandes familles du Brésil. Mais il sera certainement utile de s’immerger dans l’histoire du pays pour mieux les comprendre.

Prenons d’autres exemples. Par négligence ou méconnaissance du contexte local, Renault a connu un échec avec la Logan en Inde entre 2007 et 2010. Mais à peine deux années plus tard, le constructeur effectue un retour fracassant avec le Duster, en ayant cette fois soigneusement identifié et pris en compte certaines particularités indiennes (par exemple, klaxon rendu plus flexible, matériaux adaptés aux contraintes climatiques, couleurs de sièges différentes à l’avant et à l’arrière pour différencier les statuts entre chauffeurs et passagers). En 2011, Mattel a connu un échec avec la poupée Barbie en Chine. Fin 2013, Mattel fait son retour en misant cette fois-ci sur des actions d’influence dans une stratégie long terme ajustée au contexte chinois (par exemple, identification et prise en compte du lien entre jeu et éducation en Chine, association de Barbie à des activités artistiques, conseillers en pédagogie missionnés auprès du gouvernement chinois). Dans les deux cas, la reconquête implique de multiples dimensions, dont l’une s’apparente à une démarche d’intelligence culturelle.

En revanche, quand un manga japonais (Les Gouttes de Dieu), qui met en scène les grands vins français, dynamise de façon spectaculaire la vente des vins de Bourgogne au Japon et en Corée du Sud entre 2004 et 2007, les acteurs de la filière viticole française passent à côté du phénomène par ignorance de la culture populaire de ces pays, et donc par absence de veille sur le sujet. On peut dire qu’ils ont manqué d’intelligence culturelle.

Conquête de marché, stratégie d’implantation, pratiques de négociation, exercice de l’influence, gestion des risques, définition de la veille, voilà autant de thèmes propres à l’intelligence économique qui, lorsqu’elle intègre les enjeux culturels, devient intelligence culturelle. Autrement dit intelligence économique et intelligence culturelle ne sont que l’avers et le revers d’une même médaille.

CADE : En ce qui concerne l’importance de l’intelligence culturelle dans le monde de la défense, vous avez publié, en 2011, sur votre site web un article intitulé « l’intelligence culturelle et les opérations militaires, une nouvelle approche du renseignement ». Pourriez-vous nous définir le paradoxe du renseignement et le rôle de l’intelligence culturelle dans sa nouvelle approche ?

Benjamin Pelletier : Pour ma part, j’ai progressé dans la définition de l’intelligence culturelle en prenant connaissance des retours d’expériences des conflits armés par la lecture d’études de cas liés aux théâtres d’opérations irakiens et afghans et en dialoguant directement avec des militaires (je vois renvoie ici à mon intervention au récent colloque : « L’interculturalité au prisme des actions militaires »). Dans un domaine où il est question de vie ou de mort, les acteurs ne peuvent qu’être extrêmement conscients des apports de l’intelligence culturelle.

Pourtant, cette conscience a pu être variable. Ainsi, si l’on compare l’occupation du Japon par les Américains après 1945 à celle de l’Irak après 2003, on s’étonne de constater combien l’intelligence culturelle a été intégrée dans le premier cas et négligée dans le second. Les Américains n’ont pas été plus efficaces en Afghanistan. Ayant réalisé combien leur ignorance des contextes locaux nuisait à leurs opérations, ils ont lancé le programme des « anthropologues embarqués » mais sur le tard et maladroitement, quand ces experts pays étaient perçus par le milieu de l’anthropologie comme accompagnant, et non pas prévenant, les opérations militaires, ce qui était inacceptable pour nombre d’entre eux. Il faut ici le dire et le répéter : pour l’armée comme pour les entreprises, la démarche d’intelligence culturelle doit impérativement précéder les opérations.

Quoi qu’il en soit, ces revers ont amené des réflexions extrêmement intéressantes sur la notion de renseignement. Par définition, un service de renseignement déploie des moyens très spécifiques, parfois hors du cadre légal, pour accéder à de l’information fermée, secrète, à haute valeur ajoutée. Or, l’information la plus rare peut perdre de sa pertinence si on méconnaît, voire ignore, le contexte sociétal d’où elle provient ou sur lequel elle permettra d’exercer une action. Le contexte, c’est ici la population, les structures familiales, tribales, communautaires, les réseaux d’autorité, les mentalités et modes de pensée, les croyances, etc., autant d’informations ouvertes, libres d’accès, à dimension culturelle.

Le paradoxe du renseignement tient au fait que l’information la plus fermée a besoin d’être couplée à l’information la plus ouverte, et que cette dernière a même encore plus d’importance quand on a affaire à des théâtres d’opérations culturellement très éloignés de nos habitudes. Il faut donc des analystes capables de faire le recoupement entre les deux types d’information, ce qui ne peut se faire si on néglige, sous-estime ou même méprise l’information ouverte. Il est nécessaire de rompre avec l’idée selon laquelle le recueil et le traitement de l’information fermée ou secrète seraient des tâches plus prestigieuses que le recueil et le traitement de l’information ouverte ou culturelle. Ce n’est pas la difficulté d’accès qui fait la valeur d’une information mais sa signification et son utilité.

CADE : Qu’en est-il de l’approche française en matière d’intelligence culturelle ?

Benjamin Pelletier : Je vais être très clair : elle reste à construire. Il y a eu un balbutiement en 2011-2013 quand, au sein du service dédié à l’intelligence économique du ministère de l’Economie, a été créé un Département de l’intelligence culturelle et de la recherche de l’information économique. Il avait alors été préconisé de développer des cycles spécialisés en intelligence culturelle. Cette recommandation subsiste aujourd’hui dans le référentiel de l’intelligence économique qui définit la doctrine française de l’IE. Mais il reste à lui donner un contenu solide, à multiplier les études de cas, à identifier les bonnes pratiques et à diffuser le plus possible cette approche stratégique de l’international.

Interview réalisée par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique .

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