« Déjouer les risques » à notre ère. Une discussion avec Raphaël De Vittoris

Entretien publié le 20 février 2024

Raphaël de Vittoris occupe le poste de Directeur de la Gestion des Risques, de la Gestion de Crise, du Contrôle Interne, du Progrès, et de la Cyberdéfense chez Symbio. Parallèlement à ses responsabilités opérationnelles, il exerce en tant que Professeur et Chercheur Associé, spécialisé en stratégie, management, gestion de crise et communication de crise à l’IAE de Clermont-Auvergne.

Son expertise et sa contribution au domaine sont également matérialisées par la publication de trois ouvrages : « Surmonter les crises », paru en 2021 aux éditions Dunod, « Par-delà la Résilience et l’Antifragilité », publié en 2022 chez Eska, « Déjouer les risques », paru en 2024 aux éditions Dunod, et co-écrit avec le Professeur Sophie Cros, une experte de la gestion des risques et des crises.

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CADE : Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer comment est née l’idée de ce troisième ouvrage, « Déjouer les risques », et décrire le cheminement qui vous a mené de votre premier livre, « Surmonter les crises », à ce dernier?

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Raphaël de Vittoris (RV) : Mon parcours dans l’écriture de livres sur la gestion de crise et des risques a débuté avec mon expérience professionnelle en tant que spécialiste dans ce domaine. Cette expérience m’a confronté à diverses idées reçues et pratiques que je trouvais non seulement inadéquates mais également dogmatiques. La gestion de crise, bien que relativement nouvelle par rapport à la gestion des risques et à d’autres pratiques en sciences de gestion, semblait déjà emprisonnée dans des dogmes rigides. Cette réalisation m’a poussé à explorer ces concepts plus en profondeur.

Mon premier livre s’inspire directement de mon rôle et des observations sur le terrain, où j’ai constaté un décalage entre les théories existantes et la réalité pratique. Ce décalage a alimenté ma motivation à écrire un essai, en grande partie basé sur les recherches approfondies effectuées pendant mon doctorat. La quantité importante de matériel accumulée durant cette période s’est avérée être une ressource précieuse, me permettant d’incorporer divers éléments périphériques de mon doctorat dans mon premier ouvrage. Ce livre a rencontré un accueil favorable, comme en témoignent les critiques positives reçues sur Amazon.

L’influence de Nassim Taleb, membre de mon jury de thèse et figure de respect, a été significative dans mon approche de la gestion de crise. J’ai alors commencé à discuter de la gestion de crise sous un angle plus large, en soulignant l’importance de la pérennité et de son rôle stratégique dans l’alimentation de la stratégie d’entreprise.

C’est lors d’une conversation avec des chefs d’entreprise et des militaires de haut niveau que l’idée de mon deuxième livre a germé. Le concept de VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) était souvent mentionné, associé à une nécessité de résilience face à un monde complexe. Cette vision, bien que populaire, me semblait réductrice. Ma frustration face à cette simplification excessive m’a incité à clarifier pour moi-même la notion de résilience, à explorer ses limites et à définir quand et pourquoi elle peut s’avérer inefficace.

Cette quête de clarification a abouti à la rédaction de mon deuxième ouvrage, qui questionne l’efficacité de la résilience dans divers contextes et propose une réflexion sur la manière dont elle peut être intégrée de façon stratégique dans la gestion des entreprises. Ce livre met en lumière l’importance d’adapter les stratégies de gestion de crise et de risques aux dynamiques spécifiques de chaque entreprise. Cela m’a donc incité à écrire sur l’importance de distinguer les stratégies efficaces selon les différentes dynamiques (stabilité, métastabilité, instabilité) et à proposer des applications concrètes de ces stratégies à différents niveaux de l’entreprise.

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CADE : Quels sont les principaux thèmes et les idées reçues que vous remettez en question dans votre dernier livre sur la gestion des risques, et comment proposez-vous de les aborder différemment?

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RV : Dans mon dernier livre, j’aborde plusieurs thèmes clés sous la forme d’idées reçues pour fournir une perspective complète sur la gestion des risques. Voici un résumé des points principaux que j’ai discutés :

Première idée reçue – La nécessité de connaître les risques : Dans mon expérience, j’ai constaté que l’obsession de cataloguer chaque risque possible, bien qu’intuitive, peut s’avérer contre-productive. Cette approche, enracinée dans la quête de contrôle, néglige un principe fondamental : les risques évoluent constamment, tout comme le contexte dans lequel nos entreprises opèrent. Mon argument est que la clé réside moins dans l’énumération exhaustive des risques que dans la compréhension profonde du tissu opérationnel et stratégique de notre entreprise. C’est dans cette compréhension que nous pouvons véritablement identifier les risques pertinents et agir de manière ciblée.

Deuxième idée reçue – L’analyse des risques par typologie : Segmenter les risques en catégories distinctes peut sembler organisé et méthodique, mais cette pratique simplifie excessivement une réalité beaucoup plus complexe. Elle nous empêche de voir les interconnexions et les effets dominos possibles entre différents types de risques. Ma critique de cette approche est basée sur l’observation que la réalité des crises et des risques est intrinsèquement systémique. Notre analyse doit donc embrasser cette complexité, plutôt que de la réduire à des silos.

Troisième idée reçue – Mesurer aide à déterminer les risques : La mesure des risques, souvent fondée sur des évaluations de probabilité et d’impact, est une pratique courante dans la gestion des risques. Cependant, cette méthode présente des lacunes, notamment sa tendance à ignorer les risques à faible probabilité mais à impact élevé. Mon approche critique cette dépendance excessive aux mesures quantitatives et plaide pour une évaluation plus nuancée, qui prend en compte non seulement les données chiffrées mais aussi le contexte et les tendances émergentes.

Quatrième idée reçue – Centraliser le système de gestion de crise est judicieux : La centralisation de la gestion des risques et des crises peut sembler rationaliser les processus décisionnels, mais j’ai observé qu’elle peut également engendrer des rigidités et des angles morts. En concentrant la responsabilité sur un seul point, nous risquons de perdre la richesse des visions croisées. Il serait pertinent d’adopter une approche plus distribuée, où la responsabilité et la capacité d’action sont partagées à travers l’organisation, notamment entre le département de gestion des risques, le département de gestion de crise et le département de continuité d’activité.

Cinquième idée reçue – La gestion des risques est une discipline à part entière : Bien que la gestion des risques nécessite une expertise spécifique, l’isoler en tant que discipline distincte du reste des activités de l’entreprise est une erreur. Les risques ne se produisent pas dans le vide ; ils sont intrinsèquement liés à toutes les facettes de notre activité. C’est pourquoi je soutiens une intégration plus profonde de la gestion des risques dans tous les aspects du management et de la stratégie d’entreprise, pour une approche plus globale.

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CADE : Comment les méthodes traditionnelles de gestion des risques se révèlent-elles inefficaces dans le contexte actuel?

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RV : Les méthodes traditionnelles échouent souvent à anticiper les crises majeures, comme le Covid-19 ou le blocage du canal de Suez, car elles se basent sur l’expérience passée sans tenir compte de la possibilité de risques émergents ou inédits. Ces approches nous prennent au dépourvu face à des situations inattendues. En d’autres termes, les méthodes classiques de gestion des risques s’appuient largement sur l’analyse historique et la probabilité statistique pour évaluer les risques futurs. Cette approche suppose que les événements futurs suivront des modèles similaires à ceux du passé. Cependant, cette hypothèse se heurte à plusieurs limites dans un monde en rapide évolution :

  1. Risques émergents non linéaires : Des crises telles que le Covid-19 représentent des risques non linéaires, où de petites perturbations peuvent entraîner des conséquences disproportionnées. Les méthodes traditionnelles, axées sur des analyses linéaires et des moyennes statistiques, ne capturent pas la dynamique des risques émergents, qui peuvent surgir de manière inattendue et avec une intensité surprenante.
  2. Sous-estimation des interdépendances : Le blocage du canal de Suez a mis en lumière à quel point les chaînes d’approvisionnement mondiales sont interconnectées et vulnérables. Les approches traditionnelles tendent à évaluer les risques dans des silos, négligeant les effets en cascade et les interdépendances entre différents secteurs et régions. Cette sous-estimation des connexions systémiques peut conduire à une préparation insuffisante face à des événements perturbateurs.
  3. Incapacité à gérer l’incertitude : Les crises récentes ont également illustré la différence entre le risque, qui peut être quantifié, et l’incertitude, qui ne le peut pas. Les méthodes traditionnelles se concentrent sur la quantification et la gestion des risques connus, laissant peu de place à la gestion de l’incertitude inhérente aux risques émergents.

Pour surmonter ces limitations, les gestionnaires des risques doivent intégrer des méthodes systémiques. Moi-même, j’ai dû développer un instrument qui utilise des équations bayésiennes, ainsi que la simulation de Monte-Carlo. Cet outil représente une approche avancée pour prendre en compte les interdépendances complexes et l’incertitude des risques émergents, en permettant une évaluation plus nuancée et un aperçu des différentes manières dont les risques peuvent se manifester et interagir. Par l’intégration de probabilités subjectives et l’exploration de multiples scénarii futurs, l’outil peut aider à préparer à des possibilités plus larges, renforçant ainsi les capacité à s’adapter et à réagir efficacement aux crises imprévues.

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CADE : Quelle est l’importance d’une culture du risque partagée au sein de l’entreprise, et comment peut-elle être développée et maintenue?

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RV : Une culture du risque efficace répond à un problème commun et récurrent au sein de l’entreprise. Elle naît de la mise en place de solutions qui fonctionnent et de leur intégration dans le fonctionnement quotidien de l’entreprise, jusqu’à ce qu’elles deviennent une seconde nature. Cette culture doit être centrée sur la connaissance approfondie de l’entreprise, le travail avec les acteurs d’influence, la maîtrise des méthodes de transformation et de conduite du changement, et un engagement constant envers l’innovation et le questionnement des pratiques établies. Développer et maintenir une culture du risque partagée nécessite un engagement de long terme, une communication efficace et une approche intégrée qui implique tous les membres de l’organisation.

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CADE : Pourriez-vous donner un exemple d’une organisation qui a réussi à déjouer efficacement un risque grâce à une bonne gestion?

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RV : Tesla et SpaceX, sous la direction d’Elon Musk, sont des exemples notables d’organisations qui ont fait face à des risques considérables et ont réussi à les surmonter par l’innovation et une approche proactive de la gestion des risques. Ces entreprises ont dû imaginer les pires scénarios possibles et ajuster leurs stratégies en conséquence, souvent en investissant de manière significative et en prenant des décisions audacieuses.

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CADE : Quels conseils donneriez-vous à un professionnel des risques débutant?

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RV : Il est crucial de connaître en détail son entreprise, de collaborer étroitement avec les acteurs clés, de posséder des compétences solides en matière de transformation et de changement, et de maintenir un réseau étendu. Il est également important de rester ouvert à la remise en question et de ne jamais se satisfaire pleinement des connaissances acquises. L’objectif est de toujours chercher à améliorer et à innover dans le domaine de la gestion des risques.

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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Economique. 

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