L’analyse des brevets d’invention comme indicateurs de puissance innovatrice à l’échelle d’un pays : Le cas de l’Algérie – Entretien avec le Dr Aissaoui, Enseignant-Chercheur à l’Université Jean-Moulin Lyon 3
Entretien publié le 07 Avril 2020
Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Dr. Nour-Eddine AISSAOUI, pouvez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?
Nour-Eddine AISSAOUI : Je suis enseignant chercheur à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Je suis titulaire d’un doctorat en Sciences de l’information et de la communication, préparé au sein du laboratoire IMSIC (Institut Méditerranéen des Sciences de l’Information et de la communication) à l’Université de Toulon. Cette thèse traite de l’analyse des brevets d’invention comme indicateurs de la puissance innovatrice à l’échelle d’un pays, en l’occurrence l’Algérie. Actuellement, je suis chercheur associé au laboratoire ELICO (Équipe de recherche de Lyon en sciences de l’Information et de la Communication), au sein duquel je mène divers travaux. Mes domaines de recherche se focalisent principalement sur l’intelligence économique, l’innovation et l’exploitation stratégique d’informations issues des documents brevets.
CADE : La principale problématique de votre thèse porte sur le fait de savoir comment l’information contenue dans un brevet peut-elle constituer un savoir utile au processus de veille dans le contexte algérien. Est-il possible de nous expliquer ce qui vous a poussé à faire le choix de ce projet de thèse ?
Dr. Nour-Eddine AISSAOUI : La rapidité des développements technologiques dont ceux liés à l’information, la complexité et le caractère aléatoire de l’économie mondiale, imposent désormais à l’entreprise et par extension à l’État, étant donné que c’est un acteur important de l’environnement de l’entreprise, d’avoir une réflexion stratégique afin de prévoir l’évolution des marchés, de minimiser les incertitudes, d’aboutir aux choix qui prépareront l’entreprise aux risques et qui lui permettront également de saisir les opportunités pour faire face, dans les meilleures conditions possibles, aux évolutions incessantes. Plus que jamais, le développement et même la survie des entreprises passent par la maîtrise d’une information toujours plus complexe, toujours plus présente, toujours plus nécessaire. Les informations issues des documents brevets sont une source d’information scientifique et technique importantes à plusieurs égards. Le dénombrement des brevets déposés auprès des offices et l’analyse statistique de leurs caractéristiques fournissent une mesure de l’activité de recherche dans la quasi-totalité des secteurs. Que ce soit pour un pays ou pour une grande entreprise, il est fondamentalement nécessaire d’avoir des indicateurs généraux qui permettront de mesurer la puissance d’innovation dudit pays ou de ladite grande entreprise pour connaître leurs forces et leurs faiblesses respectives. Si ces indicateurs s’attachent à évaluer l’innovation d’une grande entreprise, le champ d’étude peut se restreindre au secteur d’activité de cette dernière. Par contre, s’ils sont appliqués au niveau macroéconomique comme la détermination de la puissance d’innovation dans un pays, le champ d’étude s’élargit et concernera tous les domaines d’activités : hydrocarbure, pharmaceutique, agriculture, industrie, etc. La problématique de ma recherche s’inscrit dans cette dernière perspective (macroéconomique) et a pour questionnement général : comment l’État algérien (les acteurs décisionnels) peut se donner les moyens de pilotage concernant sa puissance d’innovation, notamment celle qui concerne les secteurs clés de son tissu économique ? Ce qui m’a poussé à entreprendre cette recherche est que la production scientifique algérienne (thèses, mémoires de fin d’étude et articles scientifiques), relative à l’innovation et aux brevets est plutôt faible. Mais la véritable raison se situe au niveau d’un constat qui est le suivant : les brevets ne sont pas considérés comme une source d’information en Algérie. Ce constat a été observé en lisant le Document de référence : manuel de formation en intelligence économique en Algérie, commandé par le Ministère de l’Industrie et des Mines et édité par la Direction Générale de l’Intelligence Économique, des Études et de la Prospective (DGIEEP). Le manuel souligne que l’IE est un outil de développement de l’Économie Fondé sur la Connaissance (EFC). L’un des liens entre l’IE et l’EFC au niveau macro est l’innovation. Ce document de référence semble considérer les brevets, sous le seul angle de la protection et de la sécurité et non pas en termes d’une source utile et ouverte d’information technique.
CADE : Quelles sont les hypothèses autour desquelles s’est construite votre thèse ?
Dr. Nour-Eddine AISSAOUI : Je me suis basé sur ce constat pour construire mes hypothèses de recherche. En effet, j’ai soutenu l’hypothèse que l’exploration et l’analyse des informations issues des documents brevets enregistrés sur le territoire algérien à travers des indicateurs peuvent produire des connaissances fondées sur l’interprétation des données. Des connaissances stratégiques et pertinentes, qui rendent compte :
- de la production d’innovation des inventeurs algériens ;
- des efforts consentis dans la recherche et le développement dans le domaine inventif ;
- des marchés ciblés par les entreprises étrangères ;
- d’éventuelles dépendances stratégiques technologiques dans les secteurs d’activités ;
- de la proportion des inventeurs algériens résidents et non-résidents, corollaire de l’efficacité de la stratégie nationale de recherche et d’innovation ou l’insuffisance de structure d’innovation dans le pays. Autrement dit, l’existence d’un environnement favorable ou non-favorable à l’innovation.
CADE : L’un des axes principaux de votre thèse concerne l’aspect informatif des brevets. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce point ?
Dr. Nour-Eddine AISSAOUI : Les brevets constituent une large source de connaissances techniques gratuites. Ils décrivent, détaillent et dévoilent des technologies employées et fournissent des solutions aux problèmes posés. L’accès aux informations technologiques de type brevet s’est développé au cours de ces dernières années grâce au développement progressif des technologies de l’information et de la communication et des moyens électroniques de distribution et de récupération des données. L’information brevet est également considérée comme vecteur de diffusion d’une culture scientifique car elle réduit l’isolement technologique. Les brevets représentent une source d’information très riche, son exploitation peut conduire à des perspectives stratégiques au niveau des organisations. Ces informations peuvent être utilisées dans le cadre d’une veille concurrentielle, constituante de base de l’intelligence économique. La documentation brevet rend, en effet, possible l’identification dans un domaine organisationnel technique donné : les propriétaires des technologies, les inventeurs clés, l’étendue des marchés potentiels, les concurrents, la gamme technologique où les concurrents sont actifs, la manière dont ils évoluent ainsi que la dynamique de la technologie (nouveaux arrivants, vitesse d’expansion, fréquence de contribution). La surveillance systématique des brevets permet aussi de déterminer les tendances de la technique, de suivre le cycle de vie d’une technologie, de prévoir les évolutions. La combinaison, le croisement et l’analyse des données bibliométriques ainsi que l’analyse de la documentation brevet peut amener à la définition de stratégies de recherche que l’on peut situer et positionner, en regard de manques dans un environnement technologique particulier ou en complément de ses propres expertises et technologies.
CADE : Comment les brevets permettent-ils de mesurer la puissance innovatrice d’un pays comme l’Algérie ?
Dr. Nour-Eddine AISSAOUI : L’analyse de grands ensembles de données pour les traduire en connaissances et en aides à la décision constitue aujourd’hui un défi majeur dans tous les secteurs de l’activité humaine. L’hypothèse fondatrice de la bibliométrie du brevet est d’établir une mesure de l’activité de recherche technologique par le dénombrement des brevets et l’analyse statistique de leurs caractéristiques. Les multiples informations disponibles dans les brevets permettent de distinguer différents indicateurs. Depuis sa création en 1990, l’Observatoire des Sciences et Techniques (OST) a exploité plus de 800.000 données issues des documents brevets. Dans le cadre de son activité, l’OST produit des indicateurs sur la recherche et l’innovation. Les indicateurs fondés sur les brevets sont de plus en plus utilisés pour évaluer le taux de changement technologique, pour évaluer les positions concurrentielles des entreprises ou pour étudier les retombées des connaissances. Le succès des statistiques sur les brevets repose sur leur large disponibilité, leurs liens intrinsèques avec les inventions et leurs normes relativement homogènes d’un pays à l’autre. De son côté, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) estime que la production en matière de brevets permet également de mesurer l’inventivité de pays, régions, entreprises ou inventeurs individuels, selon l’hypothèse que les brevets reflètent la production inventive et que plus les brevets sont nombreux, plus les inventions le sont également. Il est à noter que plusieurs études ont mis en évidence une corrélation significative entre le nombre de brevets et la performance en matière de recherche et développement (R&D). La relation entre la R&D et les brevets est établie par le fait que les efforts de recherche mènent à des inventions. Ces inventions doivent être reproductibles pour servir l’industrie. Le facteur de la reproductivité conduit les inventions à être brevetées pour être protégées.
CADE : Quelles conclusions avez-vous tiré quant à vos hypothèses et postulats de départ ?
Dr. Nour-Eddine AISSAOUI : L’exploration de l’activité inventive algérienne, à partir de la prise en compte de la production informationnelle qui s’exprime à travers les brevets, indique que l’innovation dans ce pays demeure à l’état embryonnaire. Elle est caractérisée par une fragilité manifeste. L’Algérie souffre notamment de fortes dépendances stratégiques dans le secteur pharmaceutique et dans le secteur de l’énergie. Pour le premier secteur cité, les études menées sur l’innovation dans le secteur pharmaceutique en Algérie, précisent que les principales entraves à l’innovation que rencontrent les entreprises pharmaceutiques, notamment les PME, sont liées aux problèmes financiers. Pour ce qui est de la dépendance stratégique décelée dans le secteur de l’énergie, il est important de savoir que l’économie algérienne est fortement dépendante de la rente des hydrocarbures. L’activité dans ce secteur est principalement représentée par une seule entreprise publique, la Sonatrach. L’absence de dépôts de brevets de cette dernière et la forte présence de déposants étrangers dans son secteur, montre que la Sonatrach ne conçoit pas l’innovation comme une priorité dans son activité. Pour combler cette défaillance, la Sonatrach a choisi d’acquérir les technologies à travers les investissements directs étrangers (IDE), qui s’élèvent à 99% dans la branche des hydrocarbures.
CADE : Que donneriez-vous comme conseils pour la construction d’un système plus efficace de gestion de l’information technique et scientifique en Algérie ?
Dr. Nour-Eddine AISSAOUI : Sur la base de l’étude menée, j’ai montré que l’intégration de l’information scientifique et technique comme indicateur d’innovation dans le processus d’une réflexion stratégique mobilisant l’activité de l’IE, notamment sa fonction qui relève de la pratique de la veille, pourrait être d’un apport important pour le pilotage de la recherche dans ce pays.
L’Algérie est tenue d’amorcer une transition de l’économie de la rente basée sur l’exportation des hydrocarbures (principale source de revenus du pays) vers une économie de marché fondée sur des activités présentielles et des activités productives. Dans ce cadre, je propose l’adoption d’un système de pilotage de l’innovation en Algérie en s’appuyant sur l’information scientifique et technique pour améliorer le système de décision de l’État. L’idée vient du principe suivant : pour élaborer une stratégie d’innovation et une sortie de l’économie de la rente, l’Algérie doit faire le point sur le niveau d’où elle part en termes d’innovation et d’investissement dans ce domaine. En effet, il est indispensable d’évaluer, dans un premier temps, la capacité d’innovation du pays et les réseaux de dépendance de ses secteurs pour pouvoir définir ensuite de nouvelles stratégies de développement. Par ailleurs, si le brevet fournit une mesure correcte de l’activité de recherche technologique, elle ne peut cependant pas être considérée comme la seule possible. Elle peut être complémentaire avec d’autres sources d’information. Je suggère d’élargir la réflexion stratégique d’analyse des points de force et des points de faiblesse du système d’innovation algérien en étudiant un corpus hybride comportant des brevets, des publications scientifiques et même des textes juridiques (lois, décrets, etc.). Cette démarche permettrait d’avoir une vision plus fine de la situation car le domaine scientifique et technique en Algérie produit un certain nombre de recherches et d’articles de manière plus constante que les brevets. Il conviendrait donc de développer des outils hybrides, travaillant à la fois sur les brevets et à la fois sur la production scientifique et technique. Pour ce faire, je propose les recommandations suivantes :
- création d’une cellule de veille technologique hybride collaborant avec l’ensemble des institutions de recherche scientifique et technique ;
- conception de plateformes ou de bases de données bibliométriques hybrides construites avec une information scientifique et technique fiable ;
- développement d’outils d’analyse de corpus hybride accessible aux chercheurs universitaires ;
- élaboration d’un certain nombre d’indicateurs de mesure ;
- formation de compétences spécialisées pour l’enrichissement de cette base de données et de son exploitation ;
- dispense de formations d’analyses bibliométriques à la destination de certains établissements comme l’INAPI (Institut National Algérien de la Propriété Industrielle) et l’ANVREDET (Agence Nationale de Valorisation des résultats de la Recherche et du Développement Technologique) pour bénéficier d’un personnel opérationnel permettant d’évaluer les travaux de recherche innovants.
Entretien réalisée par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Economique