L’importance stratégique d’une coopération sécuritaire maghrébine – Entretien avec Kamel Akrout; Président de l’IPASSS, Ancien Conseiller à la Sécurité Nationale de la Tunisie
Interview publiée le 26 Juillet 2020
Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour, Monsieur Kamel AKROUT, pouvez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?
Kamel Akrout : Bonjour et merci pour cette aimable invitation, je suis Contre-Amiral à la retraite et ancien premier conseiller à la sécurité nationale auprès du Président Tunisien, ancien directeur général de la Sécurité Militaire et fondateur du think tank IPASSS (Institute for Prospective and Advanced Strategic and Security Studies #IPASSS).
CADE : Quel constat faites-vous sur les questions sécuritaires relatives à la région du grand Maghreb en incluant les pays frontaliers ?
Kamel Akrout : Notre environnement géopolitique est très instable et la situation sécuritaire est fragile et malheureusement ce ne sont pas les menaces qui manquent. Les trois principales menaces sont : la crise Libyenne, le terrorisme ainsi que les situations socioéconomiques et politiques internes.
A l’exception de la Tunisie et de l’Algérie qui ont opté pour une coopération bilatérale sur leurs frontières communes, les autres pays de la région restent fortement désunis et connaissent même un climat de suspicion et de tension (Maroc-Algérie) au lieu de joindre leurs efforts pour affronter ces menaces, ils ont choisi de les affronter individuellement.
CADE : Pourriez-vous nous lister les défis traditionnels de la sécurité et de la stabilité au Maghreb ?
Kamel Akrout : Les défis sécuritaires et de stabilité au Maghreb sont :
- Le terrorisme
- Le trafic frontalier, essentiellement trafic d’armes et de drogues
- La migration clandestine essentiellement subsaharienne,
- Les problèmes internes socioéconomiques et politiques
- Le Sahara occidental
- La situation en Libye
- Les problèmes socioéconomiques et climatiques dans les pays du Sahel
- Les ingérences étrangères
Ces défis ne sont pas forcément dans cet ordre puisque l’ordre varie d’un pays à l’autre.
CADE : Est-ce que vous pensez nécessaire la mise en place d’une politique globale de sécurité et de stabilité à l’échelle du grand Maghreb ?
Kamel Akrout : Dans l’absolu, les pays du Maghreb ont plus d’éléments qui les unissent que d’éléments qui les désunissent. Si les peuples avaient été confiés à leurs volontés et choix, ils auraient certainement été réunis depuis bien longtemps. Les dirigeants Maghrébins, ont été tout le temps contre cette volonté des peuples. Le projet de création de l’Union du Maghreb Arabe (UMA) qui a galvanisé tous les peuples maghrébins n’a pas avancé d’un iota depuis plusieurs années, alors que ça aurait été une excellente opportunité pour tous les cinq pays fondateurs de prospérer et d’avancer ensemble. Cette importante réalisation géostratégique aurait pu être une opportunité de développement sans égale aux peuples Maghrébins, ils auraient pu profiter de leurs complémentarités, profiter de leurs facteurs de richesse et de développement, au lieu d’être dépendants des pays étrangers et de compter sur ces pays pour survivre au compte-gouttes.
C’est malheureux de le dire que, en tant que militaires, c’est seulement grâce à l’initiative 5+5 que nous nous sommes mis pour la 1ère fois autour d’une même table, et on s’est découvert les uns les autres. Avant, il y avait un climat de suspicion et de phobie du voisin, alors qu’au fond, notre sécurité est indissociable de celle de nos voisins, leur stabilité est la nôtre et l’un devrait représenter la profondeur stratégique de l’autre qu’il faut veiller à sa stabilité, pas le contraire.
Ainsi, compte tenu des dangers qui menacent le Grand Maghreb, la mise en place d’une politique globale de sécurité et de stabilité à l’échelle maghrébine s’impose et nous fait gagner beaucoup en terme, d’efficacité et d’économie de moyens et fait de nous un vis-à-vis de poids et crédible devant l’Europe.
Je prends un exemple simple ; celui de la migration : les pays du Maghreb tout en étant eux-mêmes pourvoyeurs d’une émigration vers l’Europe. Ils sont devenus désormais un espace de transit pour un nombre croissant de migrants Subsahariens. Ce phénomène s’est accentué avec la crise Libyenne et ce qui s’y passe comme dépassements envers les migrants en général et Subsahariens en particulier. Ajoutez à ce nombre important de migrants ceux qui sont sauvés et récupérés en mer par les unités des gardes côtes et des Marines. Ceux-là, une fois débarqués à terre, il est presque impossible au pays Maghrébin qui les a hébergés de les rapatrier. Ne pouvant plus rejoindre l’Europe, ils choisissent alors de vivre dans la clandestinité dans des pays comme la Tunisie, le Maroc et l’Algérie.
Mais au lieu d’appréhender ce problème transnational comme un facteur de la coopération intermaghrébine et d’en discuter d’une même voix avec les Européens, chaque État essaye de paraitre le meilleur gardien de la sécurité de l’Europe et d’en profiter et parfois l’instrumentaliser pour en profiter aux dépend des autres.
CADE : Est-ce que l’objectif d’un Maghreb sécurisé est primordial pour l’Europe ? Si tel est le cas, pensez-vous que l’idée d’une coopération ouverte sur l’Europe serait bénéfique en vue d’une stabilité durable Euro-Magrébine ?
Kamel Akrout : Un Maghreb sécurisé « à l’Européenne » est certes primordial pour l’Europe, j’ai dit « à l’Européenne » car au fond les Européens souhaitent nous voir protéger leur frontière sud et être leurs gardes côtes en poste avancé, en faisant les « boulots ingrats », et accepter d’être des sous-traitants de la sécurité européenne. Mis à part l’Italie dans une certaine mesure, la majorité des pays européens souhaitent que nous fassions leur travail avec les moyens navals qu’ils nous vendent au prix fort. Ils insistent parfois que nous récupérions et abritions les migrants arrêtés ou sauvés en mer par leurs propres unités navales.
En outre, ce qui pose encore plus des difficultés dans ce domaine est que les pays Européens n’ont pas la même politique migratoire et la confusion dans laquelle se sont retrouvées les opérations navales Sophia et Irini en est la conséquence.
CADE : Il est évident que l’actuelle crise libyenne constitue une problématique majeure pour la stabilité de la région. Ne pensez-vous pas que les autres pays du Maghreb devraient jouer un rôle plus important dans la résolution de cette problématique en ayant une approche commune ?
Kamel Akrout : En fait, l’ancien président Tunisien feu Beji Caied Essebsi a proposé une initiative mettant les Algériens, les Égyptiens et les Tunisiens autour de la même table afin qu’ils aient une approche commune vis-à-vis de la crise Libyenne. Cette initiative a réussi à atteindre cet objectif. Elle a surtout commencé à trouver un certain terrain d’entente et un certain compromis entre les différentes parties du conflit en Libye. Malheureusement, cette initiative a cessé d’avancer avec le départ de ses initiateurs.
Ensuite, depuis l’élection du Président Algérien Tebboune au mois de décembre 2019, il y a une nouvelle dynamique Algérienne vis-à-vis du problème Libyen, l’Algérie garde de bons rapports avec tous les Libyens, et elle pourrait être très efficace dans sa médiation. De même, l’Algérie est consciente de l’existence Turque à ses frontières et du danger que représente une base Turque à Al Watia, à quelques kilomètres de sa frontière sur sa propre sécurité et souveraineté. À ce propos, la sévère mise en garde du Président Tebboune à mon avis est significative lorsqu’il a rappelé que l’Algérie ne permettra pas que « la Libye se dirige vers l’inconnu ».
Également, et comme la Tunisie, l’Algérie a été victime du chaos Libyen à Ain Amenas, commence à s’impatienter, « Cela fait neuf ans que la Libye est enlisée dans une crise qui pèse lourd sur les Libyens, d’abord, mais aussi sur la Communauté internationale et principalement les pays voisins … La sécurité de tous les États voisins, Algérie comprise, dépend de la paix, de la sécurité et de l’intégrité territoriale de la Libye. Personne ne doit ignorer que nos liens profondément enracinés, notre histoire commune et notre avenir commun imposent naturellement notre position », une mise en garde il y a quelques jours, du ministre des Affaires étrangères Sabri Boukadoum, qui exprime clairement l’impatience d’Alger et son engagement pour arrêter cette guerre d’usure chez son voisin.
CADE : Par ailleurs, quand on évoque l’idée d’une coopération entre pays du Maghreb, il ressort toujours le conflit entre l’Algérie et le Maroc. Pensez-vous que ces deux nations puissent aller au-delà de ce qui les séparent pour l’intérêt sécuritaire de la région et donc de leurs populations respectives ?
Kamel Akrout : La question du Sahara occidental, qui structure dans une large mesure les politiques maghrébines du Maroc et de l’Algérie et par conséquent de l’UMA, connaît un statu quo en dépit du plan d’autonomie marocain.
Un climat de méfiance et à la limite de guerre entre Alger et Rabat, se traduisant par des politiques antagoniques et une course aux armements aussi coûteuse que dangereuse.
A cet égard, espérons que la prochaine visite du Président Tebboune au Maroc, le 15 août prochain mettra fin à une tension qui a trop duré entre les deux pays et ouvrira un nouveau chapitre vers la construction de l’UMA.
CADE : Enfin, que pensez-vous du niveau de coopération sécuritaire actuel entre Alger et Tunis ? Doit-il être amélioré ?
Kamel Akrout : Le terrorisme en premier lieu et à moindre degré le trafic ont été et continuent à être un élément fédérateur de la coopération tuniso-algérienne. C’est ainsi qu’une coordination à tous les échelons du commandement des deux pays existe, des lignes téléphoniques directes ont été installées entre les salles des opérations et entre les commandements centraux des deux pays ainsi qu’entre les commandements tactiques frontaliers.
En mot de la fin, je pense que l’ère des États-nations est révolue depuis très longtemps. Il est inconcevable que l’Union du Maghreb Arabe (UMA fondée le 17 février 1989) peine à survivre et les dirigeants maghrébins n’arrivent pas à se réunir autour d’une même table.
Nos jeunes, l’avenir et l’histoire ne nous pardonneront pas cet immobilisme et cette perte de temps. Nous sommes condamnés à nous unir. Je suis certain que s’il y a une volonté politique qui répond aux aspirations des peuples, une union économique entre des pays comme l’Algérie, la Tunisie et la Libye, ne pourrait que réussir, elle va inciter les autres à mettre leur différent à coté et se joindre au groupe. Donc commençons par les points qui nous unissent !
Interview réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique