La défense devant les tribunaux pénaux internationaux- Entretien avec Johann SOUFI – Conseiller juridique aux Nations Unies et Expert en poursuites internationales

Entretien publié le 1 Mars 2020

Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Monsieur Johann SOUFI, avant d’entamer le fond de l’interview, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Johann Soufi : J’ai commencé ma carrière internationale en 2007. En parallèle de mon travail d’avocat pénaliste en région parisienne, je faisais partie, avec deux autres avocats, de l’équipe de défense de M. Kalimanzira, un ancien haut fonctionnaire rwandais accusé de génocide devant le Tribunal pénal pour le Rwanda (TPIR). Cette première expérience dans le domaine de la justice pénale internationale fut un réel éveil professionnel et culturel tant le métier d’avocat devant les tribunaux pénaux internationaux est différent de celui que l’on peut connaitre en France ou dans les pays de droit romano-germanique. J’ai par exemple mené de nombreuses enquêtes de terrain au Rwanda et dans la région des grands lacs pour rechercher des informations à décharge, chose impensable devant les juridictions françaises. 

Depuis cette première expérience, je n’ai jamais quitté le domaine de la justice et des enquêtes internationales. Après deux ans de procès, j’ai été recruté par l’ancienne présidente du TPIR pour l’assister dans la rédaction du jugement de quatre anciens ministres du gouvernement intérimaire durant le génocide rwandais, puis par le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone pour participer à la rédaction du jugement de Charles Taylor, l’ancien président du Libéria condamné à 50 ans d’emprisonnement pour son soutien aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis durant la guerre civile en Sierra Leone. J’ai ensuite coordonné le travail d’investigation d’une unité de la Mission des Nations Unies au Timor Oriental spécialisée dans les enquêtes sur les crimes internationaux avant de diriger, durant plus de quatre ans, la section d’appui juridique du bureau de la défense du Tribunal Spécial pour le Liban, établit notamment pour juger les auteurs présumés de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafik Hariri. J’ai aussi travaillé comme conseiller juridique de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire et comme expert en poursuites internationales auprès des autorités judiciaires centrafricaines. Depuis septembre 2018, je suis le conseiller juridique de la Commission internationale pour le Mali qui enquête sur les abus et les violations des droits de l’Homme et les crimes internationaux commis au Mali entre 2012 et 2018 et qui doit rendre son rapport au Secrétaire général des Nations Unies courant 2020. Bref, j’ai eu la chance de voir de nombreux aspects de la justice internationale et de la lutte contre l’impunité un peu partout dans le monde.

En parallèle de mon activité professionnelle, je mène aussi des activités de recherche en poursuivant un doctorat en droit international en France à l’Université Paris Panthéon-Assas et au Canada avec l’université Laval et en publiant régulièrement sur des questions liées à la justice pénale internationale et aux mécanismes de lutte contre l’impunité.

CADE : Afin de poser les bases de cet entretien, il serait utile de commencer par définir ce qu’est un tribunal pénal international. Et, quelle est sa compétence juridictionnelle ?

Johann Soufi : Les médias confondent souvent les différentes juridictions internationales. En réalité, il n’existe pas un modèle unique de tribunal international. Les mandats, les compétences juridictionnelles et les caractéristiques vont varier sensiblement d’une juridiction à l’autre.

L’idée d’une justice pénale internationale est née au lendemain de la seconde guerre mondiale avec la création par les puissances alliées victorieuses de tribunaux militaires internationaux à Nuremberg et à Tokyo chargés de juger certains des responsables des crimes commis par les pays vaincus notamment l’Allemagne nazie et le Japon.

La justice internationale a retrouvé un second souffle dans le milieu des années 90 avec la création par le Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies, de deux tribunaux pénaux internationaux distincts chargés de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre respectivement en Ex-Yougoslavie et au Rwanda. Ces deux tribunaux ad hoc avaient des compétences juridictionnelles précises dans le temps et dans l’espace liés aux conflits en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Ils avaient également une forte dimension internationale dans la mesure où ils étaient créés directement par le Conseil de Sécurité des Nations Unies dans le cadre du chapitre VII de la charte des Nations Unies, où les juges et les procureurs étaient tous internationaux et où le droit applicable était un droit établit spécifiquement pour répondre aux défis que représentaient ces crimes de masses. Les règles de procédures étaient également créés sur mesure même si elles s’inspiraient fortement de la procédure de common law. Si ces tribunaux internationaux ont fait l’objet de critiques importantes, ils ont indiscutablement ouvert la voie à la justice pénale internationale moderne et ils ont fait naitre une jurisprudence et un droit qui constitue la base de ce que nous appelons aujourd’hui le droit international pénal.

Ces juridictions ont aussi et surtout pavé la route à la création, en 1998, d’une juridiction permanente, la Cour pénale internationale, qui siège à La Haye et qui est chargée de juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’humanité et de crime de guerre et plus récemment du crime d’agression. La Cour pénale internationale est compétente si le ou les crimes ont été commis après 2002, sur le territoire ou par un ressortissant d’un État membre (il y a aujourd’hui 123 États qui sont parties au Statut de la Cour), ou d’un État ayant accepté sa compétence ou si l’affaire lui est transmise par le Conseil de sécurité des Nations unies. Contrairement aux tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda qui avaient une primauté de juridiction, la Cour pénale internationale est conçue en complément des systèmes judiciaires nationaux, c’est-à-dire que la Cour n’est compétente que si les juridictions nationales n’ont pas la volonté ou la capacité de juger ces crimes. La Cour pénale internationale dont le statut est entré en vigueur en 2002, n’échappe pas aux critiques, parfois justifiées, mais elle marque une étape considérable dans la consolidation d’un ordre juridique international de lutte contre l’impunité. Elle est un projet magnifique et ambitieux qu’il faut soutenir.

Au début des années 2000, une nouvelle forme de justice internationale a vu le jour en parallèle de la CPI, avec la mise en place de juridictions hybrides, c’est-à-dire de juridictions incorporant des dimensions nationales bien plus importantes dans leur droit et dans la composition du personnel judiciaire. Ces tribunaux ont notamment vu le jour en Sierra-Leone et au Cambodge. Ce fut également le cas du Tribunal Spécial pour le Liban dont je parlais tout à l’heure, des Chambres Extraordinaires Africaines chargées de juger Hissène Habré ou de la Cour pénale spéciale en République Centrafricaine. Chacun de ces tribunaux hybrides dispose de ses propres spécificités juridictionnelles et procédurales.

CADE : Selon vous, quel est le rôle du droit international pénal dans le développement des droits de l’Homme ?

Johann Soufi : Lorsque l’on parle des droits de l’Homme ou des droits humains, on fait référence aux nombreuses conventions internationales et régionales sur la base desquelles des personnes ou des groupes de personnes peuvent exiger certains droits de la part des États dont ils sont ressortissants. Ces droits touchent tous les aspects de la vie d’une personne et incluent bien évidemment le droit à la vie et à l’intégrité corporelle, par exemple celui de ne pas être torturé, mais pas seulement. Les droits de l’Homme incluent également des droits indispensables au bien-être d’une personne comme par exemple le droit à l’éducation, à une vie familiale normale ou à droit à un procès équitable. Le problème c’est que dans la plupart des cas ces conventions n’ont pas d’application directe dans l’ordre interne. Il revient à l’État de les respecter, de les protéger et de les mettre en œuvre notamment par le biais de l’adoption de lois qui seront ensuite appliquées par les juridictions nationales.

Il y a trois défis majeurs de ce système : le premier c’est qu’en principe, la violation d’un de ces droits n’est sanctionnable que si l’État s’était préalablement engagé à respecter ce droit en question, en ratifiant une ou plusieurs conventions le protégeant. Le deuxième c’est que les seuls les États peuvent être parties à ces conventions internationales ce qui exclut en principe la possibilité d’engager la responsabilité collective d’acteurs non-étatiques pour la violation de ces droits. Enfin, le troisième, c’est que la sanction des violations des droits de l’Homme ne vise que l’État en tant qu’entité collective et non les individus qui auraient commis l’acte ou les actes incriminés. Il revient ensuite à l’État de sanctionner ces individus conformément au droit national. Or, dans des contextes particuliers comme lorsque l’auteur de l’acte agit pour le compte de l’État ou avec son soutien ou que l’État n’a plus le contrôle d’une partie de son territoire, ces crimes demeurent souvent impunis.

Le développement du droit international pénal depuis une vingtaine d’années a, dans une certaine mesure, permis de surmonter ces défis car il s’applique à tous acteurs, étatiques comme non-étatiques, et qu’il s’attache à déterminer la responsabilité individuelle des auteurs de ces crimes et non plus uniquement à une responsabilité collective comme c’est traditionnellement le cas pour les droits de l’Homme.

Par ailleurs, le droit international pénal s’est peu à peu développé pour identifier des modes de responsabilités qui ne soient pas limités aux simples auteurs directs des crimes mais qui incluent également les auteurs indirects et les responsables militaires ou politiques qui auraient par leur action ou leur inaction contribué aux crimes en question.

En développant ce droit et cette jurisprudence, les tribunaux internationaux donnent ainsi aux juges nationaux et internationaux de nouveaux outils juridiques pour poursuivre les auteurs de violations graves des droits de l’Homme partout dans le monde. C’est une évolution majeure dont il faut mesurer la portée.

CADE : Pouvez-vous nous éclairer sur l’importance des droits de la défense devant les tribunaux pénaux internationaux ?

Johann Soufi : Comme je viens de l’expliquer, l’essor de la justice pénale internationale constitue une véritable révolution du système de protection globale des droits de l’Homme. Son fer de lance, la Cour pénale internationale, est un formidable outil pour lutter contre l’impunité dont bénéficiaient jusqu’à présent les auteurs des crimes les plus graves. Ceci-dit elle demeure extrêmement fragile car, comme les autres tribunaux internationaux, elle évolue dans un contexte politique complexe et parfois hostile. Les ennemis de la justice internationale ne sont pas seulement les auteurs de crimes qui souhaitent que l’impunité perdure mais aussi certains acteurs étatiques suffisamment puissants pour ne pas souhaiter qu’une cour indépendante et impartiale empiète dans un domaine qui leur était jusqu’à présent réservé, celui de mettre certains responsables politiques au ban de la société internationale et de maintenir d’autres, pourtant auteurs d’atrocités dans le jeu politique.

J’évoque ce contexte politique délicat parce que, selon-moi, la meilleure manière pour la justice internationale de se protéger contre ces interférences, c’est de respecter strictement le droit et la procédure dans toutes ses dimensions, en particulier les droits de la défense.

Vous conviendrez qu’il serait paradoxal, voire hypocrite, qu’une juridiction établit pour sanctionner les auteurs de graves violations des droits de l’Homme, notamment le droit à la vie, ne respecte elle-même pas d’autres droits fondamentaux, comme celui qui garantit à tout justiciable un procès équitable. Pour avoir un sens et conserver toute sa noblesse, la justice internationale doit être équitable et impartiale.

Les victimes et la communauté internationale ont le droit de connaitre la vérité sur ces crimes qui heurtent la conscience humaine et sur leurs auteurs et je pense qu’une défense de qualité renforce la certitude que la vérité sortira du processus judiciaire. Or, dans le contexte de crimes politiques comme ceux que juge les juridictions internationales certains acteurs puissants peuvent tenter de choisir un ou plusieurs boucs émissaires et de leur faire endosser la responsabilité de ces crimes. Selon-moi, se tromper d’auteur aboutit à une double tragédie : un innocent est condamné pour un crime qu’il n’a pas commis tandis que les vrais responsables, les commanditaires, cachés dans l’ombre, demeurent impunis. Les avocats de la défense sont aussi là pour s’assurer qu’une telle injustice ne se produise pas, ce qui est dans l’intérêt de tous.

Par ailleurs, et je sais que tous mes confrères ne partagent pas cet avis, mais selon-moi, le procès pénal international ne se limite pas à la recherche de l’innocence ou de la culpabilité de l’accusé. Le procès international est aussi l’occasion de mettre en exergue les mécanismes qui aboutissent à ce qu’une société se déchire à tel point qu’une partie de ses membres commettent de tels crimes. La défense a, selon-moi, un rôle primordial à jouer dans ce contexte en ayant l’opportunité d’apporter, au cours du procès, des éléments essentiels à la compréhension les circonstances qui ont menées à ces crimes de masse et tâcher de prévenir la répétition de telles tragédies.

Il y a un dernier aspect qui me parait aussi important et qui m’a toujours interpellé. Il est plus facile moralement et intellectuellement d’imaginer que de tels crimes, qui choquent la conscience humaine, ne puissent être commis que par des personnes dénuées de toute humanité. Malheureusement ce n’est pas le cas. J’ai vu combien ces crimes étaient souvent commis par des individus qui ressemblaient à tant d’autres et comment la haine, la peur ou l’indifférence pouvaient transformer « Monsieur et Madame tout le monde » en criminel de guerre ou en génocidaire. Pour empêcher que de tels crimes ne se reproduisent il est fondamental de voir l’être humain derrière le crime, et de comprendre son parcours, sa motivation. Pour moi cela n’enlève rien à la responsabilité individuelle de la personne mais cette démarche est essentielle pour que la justice internationale ait un sens.

CADE : Quelles sont les grandes étapes de l’évolution de la défense au sein des juridictions pénales internationales ?

Johann Soufi : La justice internationale a été créé dans un seul but : lutter contre l’impunité. Dans ce contexte, les avocats de la défense ont longtemps été perçus comme un mal nécessaire plutôt que comme des auxiliaires de justice à part entière. La défense s’est ainsi retrouvée à la marge des premiers tribunaux internationaux, sous la responsabilité du greffe, l’organe en charge de toutes les questions extra-judiciaires des juridictions internationales, tandis que les procureurs agissaient en tant que fonctionnaires des Nations Unies au sein d’un organe indépendant, le Bureau du procureur. Ça peut paraitre anecdotique mais cette différence de statut a eu un impact important sur la différence de moyens dont disposaient la défense et l’accusation. Dans un système accusatoire comme celui des tribunaux internationaux, les avocats de la défense doivent pourtant mener leurs enquêtes, récolter la preuve documentaire, appeler des témoins, et préparer les contre-interrogatoires au même titre que les procureurs. Or ce système ne fonctionne que s’il existe une certaine égalité des armes, égalité qui passe aussi par des moyens relativement équivalents.

Petit a petit la défense s’est toutefois institutionnalisée d’abord avec la création d’associations représentatives des avocats de la défense, puis peu a peu avec des bureaux au sein des juridictions spécifiquement chargées de représenter la voix de la défense au sein des institutions. C’est ainsi qu’il y a, à la Cour pénale internationale, un Bureau du Conseil Public pour la Défense qui, s’il relève toujours administrativement du Greffe fonctionne en pratique comme un bureau totalement indépendant. Cette transition vers une indépendance et une représentativité pleine s’est achevée avec la création au Tribunal spécial pour le Liban d’un organe totalement indépendant, le Bureau de la Défense.

Je vois dans cette évolution des effets principalement positifs, mais aussi certains aspects négatifs. Positifs d’abord car l’institutionnalisation progressive de la défense a inconstestablement permis d’accroitre sa place dans le paysage de la justice internationale et de faire en sorte qu’elle soit aujourd’hui considérée comme un acteur à part entière de ce beau projet. Cette institutionnalisation permet aussi d’accroitre l’égalité des armes entre les parties et prive d’arguments ceux qui pourraient accuser la justice internationale d’être simplement un outil politique au service des puissants. J’ai pu toutefois constater, au cours de mon travail au Tribunal spécial pour le Liban, qu’une institutionnalisation trop grande de la défense pouvait également avoir quelques inconvénients, en prenant le risque de « fonctionnariser » une profession par essence libérale et indépendante. L’enjeu, selon-moi, est de trouver le système qui permette à la défense de combattre à armes égales avec le procureur, tout en conservant son identité.

CADE : Quels sont, selon-vous, les défis de représenter des accusés dans une procédure par défaut comme c’est le cas devant le Tribunal Spécial pour le Liban ? Que pensez-vous de ce type de procédure devant les juridictions internationales ?

Johann Soufi : À nouveau, je sais que mon opinion à ce sujet ne fait pas l’unanimité parmi les avocats, mais je pense que les procès par défaut, c’est-à-dire en l’absence de l’accusé, peuvent, dans certains cas très particuliers, constituer une option intéressante pour la justice internationale.

La justice internationale est extrêmement dépendante de la coopération des États et elle peut se retrouver bloquée lorsque l’accusé refuse de se rendre et que les États refusent ou ne sont pas en mesure de le livrer, comme ce fut le cas pour Omar Al-Bashir. Comme le montre l’évolution de la situation au Soudan, il ne faut pourtant jamais désespérer de changements politiques qui font qu’un jour ou l’autre quelqu’un qui semblait intouchable peut être arrêté, livré à la Cour ou se rendre comme ce fut le cas pour Bosco Ntaganda. Mais en attendant la justice est paralysée, les preuves disparaissent et la mémoire des témoins s’efface. Est-il normal que le droit des victimes d’obtenir justice dépende du bon vouloir des accusés en fuite ou des pays qui les soutiennent ? Je ne le pense pas. C’est un peu ce raisonnement qui a motivé le Tribunal spécial pour le Liban à mettre en place des procès in absentia, le premier tribunal international à mettre en œuvre ce type de procédure.

Les procès par défaut présentent toutefois des défis majeurs pour les avocats de la défense. Dans n’importe quel procès pénal, l’accusé joue un rôle central dans sa défense, puisque lui seul sait réellement si les accusations formulées à son encontre sont vraies ou non. Par ailleurs, il revient à chaque accusé de déterminer sa stratégie de défense, par exemple de plaider coupable, de parler ou de se taire, de coopérer avec la cour ou d’adopter au contraire une défense de rupture. Ce sont des décisions très personnelles, car finalement, seul l’accusé en portera la responsabilité. Comment fait l’avocat pour répondre à ces questions lorsqu’il n’a pas de client à ses côtés ? Il ne le peut tout simplement pas.

Par ailleurs, comme je l’expliquais tout à l’heure, dans un système accusatoire, en l’absence de juge d’instruction, c’est la défense qui mène ses enquêtes, collecte les documents qu’elle entend utiliser au procès, identifie et interroge ses témoins, et contre-interroge les témoins à charge. Si l’accusé ne participe pas directement à ce processus, il donne toutefois des informations essentielles à la conduite des enquêtes, par exemple pour localiser les témoins qui pourraient corroborer son alibi. Mener des enquêtes à décharge en l’absence de l’accusé est extrêmement difficile.

Dans ce contexte, le seul travail que l’avocat puisse faire, en l’absence de son client, c’est tester la crédibilité de l’accusation et déceler d’éventuelles failles dans le dossier du procureur. C’est un rôle très limité et extrêmement difficile.

Je pense toutefois qu’en refusant de se rendre à la justice, l’accusé a, d’une certaine façon, renoncé lui-même à certains de ses droits, les plus évidents étant celui d’être présent à son procès ou de choisir son avocat. Encore faut-il que la Cour soit certaine que l’accusé soit en vie et que son absence marque bien un refus de se présenter se présenter à la justice et non une incapacité de se rendre. Par ailleurs, la contrepartie de la perte de certains de ces droits c’est que l’accusé conserve la possibilité d’être jugé à nouveau s’il venait à être arrêté ou qu’il se rendait.

Pour en venir au cas spécifique du Tribunal Spécial pour le Liban je pense que les choix qui ont été fait n’ont pas été les bons. Mener des procès in asbentia en faisant exactement comme si l’accusé était présent comme ce fut le cas, contribue, à mon avis, à faire durer la procédure inutilement. Ces procès chronophages et budgétivores ne servent personne, ni les victimes, ni la société civile qui attend de connaitre la vérité sur l’assassinat de M. Rafic Hariri depuis maintenant plus de 15 ans ! Quel est le sens d’un jugement par défaut, 15 ans après les faits et après plus de 10 ans de procédure, alors que le procès pourrait, en théorie, reprendre intégralement si un accusé venait à être arrêté.

J’ai peur que l’expérience malheureuse du Tribunal Spécial pour le Liban ne dissuade les États d’explorer la possibilité de mener des procès par défaut devant d’autres juridictions, comme à la Cour pénale internationale. Je pense pourtant qu’il pourrait s’agir d’une piste intéressante à explorer. À l’inverse, l’autre risque serait de généraliser ce type de procédures, par facilité ou par confort politique, pour éviter de sanctionner les États qui ne coopèrent pas avec la justice et donner l’impression que la justice progresse malgré tout. Un procès par défaut ne remplacera jamais un procès durant lequel l’accusé est confronté à l’accusation et aux victimes, peut répondre des accusations à son encontre, et donner sa version des faits. Par ailleurs les procès par défaut n’ont que peu d’effet dissuasif et ne contribuent pas réellement, selon-moi, à lutter contre l’impunité puisque l’auteur n’est pas réellement inquiété par la justice. Il faut dès lors s’interroger sur la raison pour laquelle on souhaite mener des procès par défaut plutôt que de poursuivre les efforts politiques et diplomatiques pour obtenir la comparution de l’accusé. Si c’est une manière de débattre publiquement et contradictoirement des charges à l’encontre d’un individu qui refuse de se rendre et de mettre en œuvre des réparations pour les victimes ça peut être une bonne chose mais encore faut-il que la procédure soit adaptée et ne dure pas trop longtemps, sinon cela n’a aucun sens.

CADE : Enfin, quels sont les enjeux actuels pour la justice pénale internationale concernant les droits de la défense ?

Johann Soufi : L’affaiblissement des instances multilatérales auquel on assiste actuellement n’épargne pas les juridictions internationales. Au contraire la justice internationale et le droit international sont dans le viseur d’acteurs puissants. Je pense que les avocats qui pratiquent devant ces juridictions internationales doivent être en première ligne pour défendre cette justice qu’ils ont contribué à créer et à laquelle ils tiennent.

Soyons clair : les tribunaux internationaux sont trop chers et trop lents et c’est en partie la faute des juges, des procureurs et des avocats qui y travaillent. Si l’on souhaite que la justice internationale survive et se développe davantage elle doit être beaucoup plus efficace. La défense doit participer à cette réflexion et être une force de proposition pour améliorer l’efficacité de la procédure et de la justice internationale dans son ensemble. C’est d’ailleurs dans l’intérêt de leur client, qui est souvent placé en détention provisoire durant le procès, et qui a le droit de connaitre le plus rapidement possible quel sera l’issue de son procès.

Pour conclure, je pense que la place de la défense a évolué de manière positive au cours des deux décennies mais qu’elle demeure encore mal comprise par certains acteurs de la société civile et de la communauté diplomatique. Les avocats de la défense doivent faire plus d’efforts pour faire comprendre leur travail et le rôle essentiel que la défense peut jouer dans le développement d’une justice internationale efficace, équitable et impartiale. Toutefois, pour se faire accepter davantage, la défense doit poursuivre ses efforts de professionnalisation, y compris en s’assurant que les avocats qui ne respecteraient pas les valeurs de ce beau métier soient sanctionnés et mis à l’écart. Elle doit faire également davantage d’efforts pour intégrer davantage la diversité culturelle et le genre, même si de réels progrès ont été faits au cours des dernières années.  

Interview réalisée par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Economique

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