Les défis stratégiques de l’Europe – Interview Du Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe, Emmanuel Dupuy

Interview réalisée le 1er Octobre 2019

Le Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Monsieur Emmanuel Dupuy, avant d’entamer le fond de l’interview, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Emmanuel Dupuy : Je préside l’institut Prospective et sécurité en Europe (IPSE, fondé en 1988, comme un laboratoire d’idée spécialisé sur les questions de défense et de sécurité, notamment pour comprendre les grands enjeux et évolutions géopolitiques, géoéconomiques et géoculturelles euro-atlantiques, eurafricaines et eurasiennes). J’occupe actuellement plusieurs charges d’enseignement comme professeur associé, notamment à la Faculté Catholique de Lille où je m’occupe du cours de Master 2 portant sur les enjeux contemporains de la Méditerranée. 

Je suis également enseignant invité auprès de l’Université de Ningbo (Chine) et de l’Université de Genève (UNIGE). J’assume également la fonction de Délégué général du parti Les Centristes, en charge des Relations Internationales. J’ai occupé, auparavant, plusieurs autres fonctions d’enseignement et de recherche au sein d’universités publiques (Université Paris-Sud, IUT de Cergy-Pontoise, Webster University – Genève) d’instituts d’enseignement supérieur privés (ILERI, IPAG), ainsi qu’au sein de l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) dépendant du ministère de la Défense. 

J’ai été conseiller politique (POLAD) de la Task Force Lafayette (brigade militaire française déployée en Afghanistan) en 2011 et occupé, auparavant, des postes au sein de plusieurs cabinets ministériels (Secrétariat aux anciens combattants et à la défense) entre 2008 et 2010, ainsi qu’au sein de l’Assemblée nationale, du Sénat, du Conseil régional d’Ile-de-France, de partis politiques (Parti Radical de Gauche – PRG) et de comité de campagne présidentielle (Pôle républicain, soutenant la candidature de Jean-Pierre Chevènement à l’élection présidentielle de 2002).

CADE : Dans le contexte international actuel, quels défis sécuritaires attendent l’UE à l’intérieur de ses frontières comme à l’extérieur ? 

Emmanuel Dupuy : Le principal défi de l’Union européenne reste sans conteste son autonomie stratégique. !

C’est vrai, sur le plan diplomatique, où l’UE peine à se « penser » comme un acteur diplomatique global, alors qu’elle est ardemment attendue sur plusieurs fronts où son  « équidistance » et son « non-alignement » vis-à-vis de Washington comme de Moscou, devrait, pourtant, la qualifier pour servir de médiateur honnête et efficace.

Le cas du nucléaire iranien est, de ce point de vue, exemplaire. Trois des signataires du Plan global d’action conjoint (JCPOA) signé, à Vienne, le 14 juillet 2015, sont européens (Grande-Bretagne, France, Allemagne) ; L’UE, par le truchement de son Haut-représentant pour l’action extérieure, l’italienne Federica Mogherini, encore pour quelques jours encore (elle sera remplacée, le 1er novembre par l’espagnol, Josep Borrell) en est le garant.

Pourtant, aucunes des actions menées par les états européens et l’UE en tant que tel, via le Service européen d’action extérieure (SEAE) pour maintenir les conditions négociées avec Téhéran afin d’arrêter et contrôler sa production nucléaire à des fins militaires, n’engage réellement l’Europe. Cette dernière fait face à l’intransigeance américaine qui a décidé de sortir de l’accord, en mai 2018 et a renforcé les sanctions contre Téhéran en mai 2019 et encore plus sensiblement, récemment, à l’aune de la 74ème Assemblée générale de l’ONU, à New-York. 

Ce constat de carence d’autonomie est également vrai, du point de vue militaire, alors que l’UE dispose d’un budget militaire cumulé d’à peu près 300 milliards d’euros, soit cinq fois plus que celui de la Russie (60 milliards d’euros), deux fois et demi plus que celui de la Chine (123 milliards d’euros) mais deux fois et demi moins que celui des Etats-Unis (719 milliards d’euros).

Pourtant, l’UE, avait définie, en juin 2016 sa « stratégie globale », visant à mettre en exergue de manière plus « robuste » sa politique de sécurité et de défense commune (PSDC) quoique certains des états membres de l’UE appartenant également à l’OTAN (22 états membres de l’UE sur les 29 membres de l’OTAN) ne mettent pas forcement la même définition à cette autonomie stratégique.

Il en résulte de nombreux projets aux formats et ambitions différentes :

  • Initiative Européenne d’Intervention (IEI ou Ei2) rassemblant 13 des 28 états de l’UE, lancée sous impulsion française en juin 2018, afin de construire une « culture stratégique » commune bâtie sur un renforcement capacitaire et industriel dans le cadre d’un partage de responsabilité plus équilibrée – alors qu’actuellement l’Allemagne, la France et la Grande Bretagne assument 80% des dépenses militaires de l’UE. Cette initiative française serait ainsi particulièrement utile, là où l’action de l’OTAN serait moins prégnante, à l’instar de la Méditerranée, où le Dialogue méditerranéen de 2004 peine à se matérialiser ; 
  • Coopération Structurée Permanente (CSP) réunissant, depuis novembre 2017, désormais 25 des 28 états de l’UE, dans le but de permettre une projection de force (1500 hommes déployables dans la limite de 5000 km) dans le cas de crises à l’extérieur de l’UE, dans un temps court (10 jours et ce, pour une durée de 30 à 120 jours). Ce projet reprend, du reste, un projet pré-existant, celui des Groupes tactiques – Battle groups 1500, initié dès 2004, mais qui n’a jamais réellement été mis en route, comme en témoigne la « solitude » française dans ses engagements au Mali et en RCA en 2013.

Au-delà, le risque terroriste demeure prégnant.

Les attentats de janvier 2016 et novembre 2015 en France (sans oublier ceux qui frappent au quotidien les populations du continent africain, au Levant, en Asie et ailleurs, depuis 2004 en Europe, comme en Espagne, Belgique, Grande-Bretagne, Suède, Allemagne…) ont entraîné une prise de conscience citoyenne sur la complexité et la dangerosité d’un monde globalisé où les frontières face aux menaces terroristes, notamment, n’existent plus.

Nos « ennemis », qui ont toujours agi sur plusieurs fronts (concomitamment dans la bande sahélo-saharienne, au Yémen, au Levant aujourd’hui, en Afghanistan & en Irak hier…), ont désormais franchi le « seuil » de notre porte et n’hésitent plus à nous frapper sur notre propre territoire.

Cinquante ans après la première guerre « hybride » en Algérie, le spectre d’une « longue » guerre asymétrique ressurgit. Toutefois, depuis la fin de la guerre froide, nous devons faire face à des menaces asymétriques bien plus qu’au risque « codifié » d’une guerre classique infra-étatique, à priori sur le continent européen ou dans son voisinage oriental, à l’instar des crises en Crimée, dans le Donbass ukrainien et au-delà dans le voisinage oriental et méridional de l’UE.

Le continuum défense-sécurité est ainsi de plus en plus prégnant. Plus il y aura de zones « grises », régions de non-droit, bases « refuges » actives du terrorisme et de la criminalité internationale, plus le risque, ici, sur le continent européen et sur les deux rives de la Méditerranée sera élevé.

Fort de ses réalités stratégiques nouvelles qui s’imposent à nous, d’évidence, c’est à travers davantage de mutualisation (sur le plan d’une politique européenne de sécurité et de défense commune qu’il conviendrait de mettre réellement et efficacement en place, nonobstant son existence déjà depuis 2009) et d’optimisation de nos coopérations existantes (OTAN, UE) qu’il faut tendre.

Tant que la volonté politique reste faible, tant au niveau de chaque capitale, qu’au niveau des réunions intergouvernementales à Bruxelles, l’Europe restera, malgré ses 11 missions militaires engagées depuis 2003 et la modestie de ses moyens militaires (3000 hommes au regard des quelques 100 000 casques bleus, qui servent dans les 18 opérations onusiennes, à titre d’exemple) un « tigre de papier » ou un « colosse aux pieds d’argile ».

Il est donc urgent que les pays européens s’unissent pour se donner les moyens de mener une lutte implacable contre le terrorisme islamiste, tout en se donnant les moyens de répondre à un éventuel conflit de haute intensité, fort des velléités russes et les craintes de ses voisins baltes.

Or, pour l’instant, force est de constater que la solidarité en matière de défense n’est guère au rendez-vous (pire, ce sont nos alliés périphériques – Géorgie, Albanie, Monténégro – qui compensent une absence manifeste de nos principales partenaires – GB, Allemagne).

A cet effet, le recours à la Clause de solidarité communautaire, que la France a eu raison d’évoquer suite aux attaques terroristes de novembre 2015, témoigne des puissants outils dont nous disposons.

C’est aussi le cas, avec l’article 222 du Traité de Lisbonne – qui implique une mobilisation au niveau de l’UE, en cas de catastrophes naturelles ou d’attaques terroristes – ou encore de l’article 42-7 du même Traité, appelant, cette fois, à une assistance plus « aisée » sur une base bilatérale ou intergouvernementale. 

Toutes les projections législatives, administratives, capacitaires ne seront, néanmoins, suffisantes pour prévenir les attentats qui risquent, à un moment ou un autre, d’endeuiller le continent européen.

CADE : Quelles seraient les conséquences socio-économiques du Brexit sur l’UE, notamment en matière de défense et de politique étrangère ? 

Emmanuel Dupuy : La décision prise par 52% des Britanniques de sortir de l’Union européenne, par voie référendaire, le 23 juin 2016 est incontestable, bien qu’elle ait été, depuis, assortie d’un imbroglio institutionnel et politique comme seuls les Britanniques peuvent en produire !

Les réalités géopolitiques, géo-économiques, géo-culturelles, qui s’imposent à l’ensemble des pays et citoyens européens, nous obligent ainsi à une relation qui reste exceptionnellement et solidement imbriquée, du moins de part et d’autre de la Manche :

  • Nous partageons des responsabilités mutuelles en tant que membres de l’OTAN, que membres permanents de l’Etat du Conseil de sécurité des Nations unies, au sein du G-7 et du G20, mais aussi en bénéficiant mutuellement, grâce au Commonwealth et à la Francophonie, d’une profondeur « stratégique » en ce qui concerne le « Soft power », présente sur les 3 océans et les 6 continents habités, ainsi qu’un autre levier de puissance donnée par notre immense zone économique exclusive (ZEE).  Avec 11,6 millions de Km2, la France est la seconde puissance maritime mondiale (après les Etats-Unis). 97% de cette superficie se situe en outre-mer, ce qui permet à la France d’être présente stratégiquement et économiquement sur les trois principaux océans de notre planète, ce que valide le concept « d’archipel France » sur la scène internationale. Le Royaume-Uni est, quant à elle, la cinquième (avec 6,8 millions de Km2) mais c’est sans compter les importantes terres australes britanniques. Avec 25 millions de Km2, l’Union européenne est donc la première…à elles seules, les ZEE cumulées de la France et de la Grande-Bretagne représentent près de 80%de celle de la ZEE de l’UE ;
  • Nous contribuons à la paix et la stabilité grâce au plan global d’action conjoint – JCPOA quant à la réintégration de l’Iran dans la communauté internationale, les pourparlers de paix à Genève et à Vienne concernant la stabilisation en Syrie ou encore la mutuelle préoccupation au sujet d’une guerre au Yémen qui n’en finit plus de « saigner » ce pays depuis le déclenchement des opérations militaires lancées par la coalition menée par l’Arabie Saoudite en mars 2015 ;
  • Nous faisons face aux menaces volatiles et asymétriques (terrorisme / cyberterrorisme) qui cherchent à perturber nos vies sur nos territoires et en ciblant nos intérêts vitaux et nos ressortissants dans le monde entier, comme ce fut le cas à Londres, en juillet 2005 et en France, depuis 2015. A cet égard, les préoccupations convergentes en matière de renforcement de nos services de renseignement (augmentation de 40% des effectifs du MI5 d’ici 2020, équivalent de la DGSI en France, tandis que cette dernière vise, elle aussi à recruter 1000 nouveaux agents) nous rapprochent également. Il en va de même, au niveau de la coopération entre le Governement Communication Headquarters (GCHQ) et l’Agence nationale de Sécurité des Systèmes d’Information (ANSSI) ;
  • Nous nous sommes engagés à consacrer 2% de notre PIB à la défense (livre blanc de 2008 et de 2013, Strategic and Défense and Security Review – SDSR – de 2010 et de 2015), dans un contexte budgétaire tendu depuis la crise économique de 2009, en prenant en considération les menaces et les responsabilités que ceci engage pour notre sécurité et celle de nos partenaires de la zone euro-atlantique ;
  • Nous sommes les piliers incontestables et incontestés de la PSDC, comme l’atteste le fait que nos industries de défense représentent près de 40% de la capacité d’exportation de la défense européenne. La France est ainsi devenue, cette année, après les USA et avant la Russie, le deuxième plus grand exportateur dans le secteur de la défense (70 milliards d’euros depuis 2012).

Ainsi, d’évidence, ce qui se passe de ce côté de la Manche a des impacts automatiques sur l’autre côté. La décision que les électeurs britanniques ont prise est, bien sûr, non discutable. Cette dernière illustre, du reste, l’urgente nécessité de travailler dans le sens d’une meilleure coopération en ce qui concerne la défense.

Vingt et une années après le Sommet de Saint-Malo (Décembre 1998), qui avait déjà permis d’intégrer une dimension européenne à la politique de la Défense du Royaume-Uni et de la France, c’est assurément avec la signature des accords de Lancaster House, le 2 Novembre 2010, que la relation franco-britannique s’est ancrée dans le « marbre » pour les 50 prochaines années. Cette année marquera ainsi le 9ème anniversaire de ces Accords, caractérisés par la signature des deux grands traités:

  • le premier, en rapport avec les ressources communes radiographiques et hydrographiques liés à l’interdiction des essais nucléaires, au titre du Traité de non-prolifération (TNP) de 1970, et donc la nécessité, d’œuvrer pour le développement d’une capacité de simulation mutuelle ;
  • le second, permettant une plus intensive, robuste et durable mise en commun des capacités industrielles, humaines et opérationnelles bilatérales, ainsi qu’un niveau stratégique intensifié de coopération en matière de planification / contrôle et commande des opérations conjointes, ou encore la mise en place d’un partage capacitaire au niveau des groupes aéronavals et des sous-marins (SNA de classe Barracuda, SNLE de classe le Triomphant pour la France, et Vanguard Class pour la Grande Bretagne).

Il en va de même avec la lettre d’intention concernant le renforcement de la coopération entre nos deux forces armées, qui ont conduit à la création de la Force interarmées expéditionnaire (Combined Joint Expeditionary Force – CJEF), pleinement opérationnelle, sur une base terrestre d’ici 2016 et d’ici 2020 au niveau maritime.

Sur cette base, cette « force d’intervention préventive capable de faire face à de multiples menaces jusqu’à la plus haute intensité » se révèle particulièrement attendue, dans un contexte complexe, volatile (comme la crise libyenne et la crise malienne / sahélienne l’avaient montré précédemment, ainsi que l’augmentation de la piraterie dans le Golfe de Guinée et le long des côtes d’Afrique – 200 attaques l’an dernier).

Cela est particulièrement vrai dans la perspective d’une plus grande interopérabilité et la cohérence dans le domaine des doctrines militaires, de la formation et du matériel militaire. J’ai particulièrement en tête la nouvelle génération des drones de combat (FCAS/DP).

Inutile de rappeler, que le Brexit n’aura guère d’effet «juridique», sur nos relations bilatérales, considérant en effet que celles-ci dépendent largement d’accords multilatéraux antérieurs, parmi lesquels, « l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement » et la « Lettre d’intention » (LOI) de 1998, signée en Juillet 2000, entre 6 pays européens (France, GB, Allemagne, Italie, Espagne et Suède) qui a permis le renforcement de l’industrie européenne de la défense et le développement d’une plus forte et plus indépendante Base Industrielle, Technologique et de Défense européenne (BITDe).

A chaque fois, dans l’histoire, que Français et Britanniques ont réalisé un programme en commun, ils ont réussi un produit d’exception qui surclassait de loin, les produits américains : avion Concorde, missile de croisière Scalp/Storm Shadow, missile air-air Meteor.

Ainsi, il est nécessaire de recréer les conditions d’une compréhension mutuelle et d’un haut niveau de confiance, initiés par les accords de Lancaster House, en veillant à ce que le retard pris dans la mise en œuvre « effective » de l’article 50 et le temps nécessaire pour commencer les négociations de sortie formelles ne sauront amplifier le ressentiment envers la Grande-Bretagne parmi les dirigeants politiques français.

La sortie programmée de la Grande Bretagne, qu’il s’agisse de décembre 2020 ou 2022, aura néanmoins un impact certain sur les futurs programmes industriels de défense. La Grande Bretagne entend t-elle ainsi régler la facture de 40 milliards d’euros, au regard de ses engagements dans les projets structurants qui attendent l’UE ?

CADE : Sur quels axes technologiques l’UE devra-t-elle se concentrer pour espérer faire face aux ambitions chinoises et étasuniennes ? 

Emmanuel Dupuy : Pour bâtir ce que j’appellerai volontiers une « Europe 4.0 », à l’aune de la révolution numérique et technologique qui s’annonce, l’UE doit investir dans l’économie disruptive.

A cet effet, le projet Horizon Europe, qui prévoit une enveloppe budgétaire de 100 milliards d’euros (2021-2027) qui devrait permettre l’émergence des projets fédérateurs de l’Europe de demain : ITER – énergie née de la fusion), Copernicus (surveillance de la terre), Galileo (système de géolocalisation et de surveillance de la terre, en l’espèce un GPS européen), l’ordinateur quantique ou encore, le projet européen de recherche JEDI – Joint European Disruptive Initiative (autour des avions, tanks, hélicoptères, avions ravitailleurs, drones, bateaux, cannons de demain…) n’est qu’un début.

Il conviendra, par la suite, de construire un véritable plan structurel – à l’aune des prochaines décennies – autour de l’Intelligence artificielle et les technologies liées à la physique quantique, afin que les avancées en matière de recherche et développement que tous nos partenaires reconnaissent à l’Europe ne soit pas pillées.

De ce point de vue, l’émergence des champions industriels européens (à l’instar d’Airbus), en termes monétaire (l’Euro comme monnaie d’échange et d’investissement capable de concurrence le dollar et le yuan) doit permettre – enfin – à l’Europe de s’amender de l’extraterritorialité (monnaie, défense et technologie) que lui impose le dollar et les Etats-Unis.

Néanmoins, investir sur une ambitieuse base industrielle technologique n’enlèvera pas l’épée de Damoclès démographique qui pèse sur le continent européen. En 1900, l’Europe continentale représentait 25% de la population, en 2019, seulement 7% et en 2060, plus que 4%.

Il y a donc urgence à concevoir une nouvelle ambition européenne, face à une « orientalisation » certaine des relations internationales, qui n’est plus une perspective mais est, bel et bien, désormais une réalité.

L’Union Européenne, avec quelques 511 millions d’habitants, qui a célébré en 2017, son 60ème anniversaire (Traité de Rome du 25 mars 1957) reste la première puissance territoriale grâce à sa « présence » sur tous les continents et océans (25 millions de Km2 de Zone Economique Exclusive – ZEE). Cette dernière a de nombreux atouts à sa disposition, à l’aune des 24% du commerce international et ¼ du PIB mondial qu’elle représente – avec les PIB cumulés des 28 bientôt 27 Etats membres, soit 18160 milliards d’euros. En comparaison aux 16 500 milliards d’euros de PIB américain et 13 000 milliards d‘euros pour le PIB chinois, cela donne à l’Europe une courte avance qu’il conviendra de veiller à maintenir.

L’Europe demeure, du reste, toujours la « championne » en matière de recherche et développement, d’innovation technologique, de capacités d’exportation et d’attraction des Investissements directs Etrangers (IDE). C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la consolidation d’une base européenne technologique de défense (BITDe) forte de la promesse de la mise en place d’un ambitieux fonds européen de défense (5,5 milliards d’euros à l’horizon 2021, dont 20% du montant devrait être consacré à la recherche et au développement).

L’UE peut également s’appuyer sur l’exemplarité et la prégnance de son pacte social, qui garantit – par le modèle démocratique, l’Etat de droit, la liberté d’expression, qui caractérise l’ensemble des états qui composent l’UE – une égalité de chances pour tous les citoyens.

CADE : Quelle posture doit adopter l’UE dans un échiquier économique mondial caractérisé par une guerre commerciale qui l’oppose tant aux Etats-Unis qu’à la Chine et qui s’inscrit dans le contexte d’une certaine remise en cause du multilatéralisme ? 

Emmanuel Dupuy : Les causes du « déclin » européen sont multiples, elles sont systémiques autant que conjoncturelles :

  • Crise migratoire et défi démographique, ouvrant la réflexion sur « notre » voisinage africain et la déclinaison de nos actions et politiques à l’égard d’une Europe élargie (Eurafrique, Eurasie, EurAtlantique…) ; 
  • Menace terroriste tant à l’intérieur de nos frontières que sur les nombreux théâtres d’opérations extérieures où les Européens sont engagés pour assurer paix et stabilité, pour prévenir – autant que faire se peut – et parfois résoudre des conflits, notamment sur le continent africain et au Levant, dont les conséquences en se répercutant, nous touchent autant que les populations locales ;
  • « Effacement » stratégique – prise en tenaille entre un unilatéralisme américain que nous ne pouvons plus éluder et des regroupements régionaux euro-asiatiques qui guident désormais les orientations diplomatiques et l’actions militaire de nos voisins orientaux, à l’instar de la Russie, de la Chine, de l’Inde, de l’Iran, de la Turquie ;
  • « Opposition » idéologique tant sur le plan sociétal, économique que diplomatique entre démocrates humanistes libéraux et conservateurs populistes, volontiers chantres d’une vision « illibérale » de la société ;
  • Adaptation à des changements climatiques qui remettent en cause nos modes de vie et nous obligent à nous adapter et accompagner ces changements « structuraux » pour les générations futures et la croissance de demain ;
  • Prise en compte de la révolution numérique (IA, Big Data, robotisation, uberisation…) afin que l’Europe ne se trouve emportée par le « Tsunami » technologique qui se profile à l’horizon de 2030 (par le truchement des géants du numérique, à l’instar des GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – américains & BATX – Baïdu, Alibaba, Tencent et Xiaomi- chinois) forts de leur 750 milliards de dollars de chiffre d’affaire en 2017, notamment dans le domaine de la santé, de la solidarité intergénérationnelle, des transports, de l’environnement, de la défense.

Si l’on n’y prête ainsi suffisamment d’attention, le constat d’une crise de légitimité et carence d’autorité sont hélas réunies pour remettre en cause la pérennité, voire la viabilité même du projet européen.

Ce constat d’urgence de la crise de confiance que travers l’UE amène ainsi six réflexions qui doivent être mener, notamment, en direction de la jeunesse, pour qui l’Europe s’incarne plus que jamais face aux défis planétaires d’aujourd’hui et de demain :

Comment concilier les politiques économiques nationales – dans une logique de sauvegarde de leur souveraineté et de leurs futurs emplois – tout en prenant conscience de la nécessité de construire et défendre les intérêts industriels européens, face à une concurrence mondiale de plus en plus forte 

  • Comment construire une Europe de la défense, de la sécurité ainsi qu’une politique extérieure autonome, face à l’effacement progressif américain et la réapparition des grands ensembles planétaires (Russie, Chine, Inde) ;
  • Comment répondre – en même temps – à l’origine des crises humanitaires, qui fait qu’au 21ème siècle, l’on meure encore en traversant la Méditerranée et à la fois comment concilier la nécessaire protection de nos frontières face aux défis d’aujourd’hui et de demain (migrations, urbanisation, démographie…) ;
  • Comment inscrire l’action de l’Europe du 21ème siècle dans la prise en compte de l’adaptation de nos modes de vie, de nos modèles économiques, de nos institutions à repenser, face aux transitions écologiques et aux révolutions technologiques en cours ;
  • Comment rendre l’Europe plus efficace, en apportant notre réflexion collective et participative à une gouvernance rééquilibrée, à l’instar des projets de Gouvernement économique de la zone euro, proposée conjointement par la France et l’Allemagne ?
  • Comment recréer un intérêt collectif et partagé européen, en s’appuyant sur les réflexions en faveur d’une Europe « à plusieurs vitesses » ou des « cercles concentriques » (Eurozone à 19 – à travers la maitrise de l’inflation et la réduction de la dette publique ; Zone Schengen à 22 – en mettant en exergue la liberté de circulation des biens et des personnes en son sein, tout en garantissant la sécurisation de ses frontières terrestres et maritimes externes  ; Coopération structurée permanente à 23 –  rappelant qu’en matière défense et de sécurité, le principe de la souveraineté, ainsi que celui de la réalité « opérationnelle » des capacités qui nous ramène « inexorablement » à un ; noyau dur en matière de PESC (politique étrangère) et de PSDC (politique de défense) ne regroupant de facto guère plus que 5 ou 6 états (dont la France et l’Allemagne – à partir du départ de la Grande-Bretagne, en mars 2019 constitue le pilier qualitatif et quantitatif essentiel) en pleine capacité opérationnelle, à l’instar des 41,8 milliards d’euros de budget militaire national en 2018 et des quelques 10 000 soldats français stationnés en Afrique, dans le Golfe persique, dans le Pacifique, dans l’Océan Indien et Atlantique ou encore ceux déployés en opérations extérieures dont celles engagées par l’UE).

‘Bref, c’est très certainement en alignant l’ensemble de ces objectifs – dans l’unité et la diversité de l’UE qui la caractérise – et en alliant ses capitaux humains, budgétaires, que l’Europe devrait pouvoir agir de manière plus concertée face à un monde en constante mutation, dont la forme récente et future devrait voir émerger davantage encore, à l’aune de la fin du siècle, une diplomatie offensive économiquement, culturellement et diplomatiquement, des grands ensembles – à l’instar de l’Eurasie ou encore de la zone indopacifique.

Interview réalisée par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique .

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