L’impact des pays émergents sur la gouvernance économique mondiale – Interview d’Alexandre Kateb, Économiste et fondateur de Multipolarity Report

Interview publiée le Jeudi 03 Novembre 2022

Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour Alexandre Kateb, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Alexandre Kateb : Je suis un expert économique et financier avec une vingtaine d’années d’expérience au croisement de la prospective économique, du conseil en stratégie, et de la gestion des risques financiers. J’ai fondé en 2020, The Multipolarity Report (multipolarity.info) un service d’analyse à 360° de l’économie et des marchés mondiaux, associé à une veille en temps réel sur les développements clé sur les plans géo-économique et géopolitique, grâce à des technologies innovantes fondées sur l’intelligence artificielle qui exploitent de multiples sources de données alternatives, « Alt-data » (publications sur les réseaux sociaux, image satellitaires, indicateurs en temps réel d’activité, etc.). Je suis également maître de conférence en économie et en finance internationale à Sciences Po Paris.

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CADE : Comment se définissent les pays émergents ?

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Alexandre Kateb : Il n’y a pas de définition unique, figée ou consensuelle des « pays émergents ». Le concept remonte aux années 1980 lorsqu’on parlait de « marchés émergents » – par opposition à des « marchés matures » – dans un contexte marqué par le plan Brady et la crise de la dette souveraine en Amérique latine (Mexique, Brésil, Argentine, ..). Par extension, le qualificatif a également été appliqué aux marchés financiers qui se sont développés en Asie dans les années 1990 (Corée du Sud, Thaïlande, …) et parmi les ex-pays communistes d’Europe (Russie, Pologne avant son adhésion à l’UE, …). La notion de « pays émergent » est une généralisation supplémentaire qui va au-delà de la sphère financière, et qui désigne un pays connaissant des processus de transformation rapides de son économie, généralement accompagné d’une convergence accélérée du revenu par habitant avec celui des économies dites développées ou avancées. On pense bien sûr à la Chine et à l’Inde, ou encore à l’Indonésie et au Brésil, pour ne citer que les plus grands. On englobe parfois dans ce groupe tous les pays à revenu intermédiaire – voire des pays à faible revenu, comme l’Éthiopie ou le Rwanda par exemple, qui ont récemment connu une dynamique de croissance accélérée.

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CADE : Quelle analyse faites-vous des ressorts de la montée en puissance des pays émergents remettant en cause le système économique établi à la fin de la seconde guerre mondiale ?

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Alexandre Kateb : Il s’agit avant tout d’un processus d’industrialisation et de rattrapage économique de long terme qui repose sur des fondations démographiques et technologiques, ainsi que sur des progrès dans la gouvernance et l’allocation des ressources. En ce sens, ce processus reproduit ce qui s’est d’abord passé en Europe occidentale, en Amérique du Nord au XIXème siècle, puis au Japon et en Russie au début du XXème siècle, avant de s’étendre progressivement à la Chine, à l’Inde et à d’autres économies non occidentales à partir de la seconde moitié du XXème siècle. L’élément clé de ce processus est l’industrialisation. La Chine en est le parfait exemple puisqu’elle a appliqué cette logique jusqu’à devenir ‘l’usine du monde’. Le maître mot est la hausse de la productivité du travail, car il n’y a pas de croissance ni de développement à long terme sans cette dernière. Or la productivité du travail est essentiellement liée à deux facteurs : l’investissement en capital par travailleur et la productivité totale des facteurs – c’est-à-dire le progrès technique. La révolution des technologies de l’information, qui était en gestation depuis l’invention du transistor en 1947, mais qui a véritablement commencé à se diffuser à partir des années 1980 avec la démocratisation induite par la micro-informatique, a donné un nouveau coup d’accélérateur à ce processus de rattrapage.

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CADE : Les BRICS contestent l’actuel ordre économique dominé par les pays occidentaux et œuvrent pour le décentrage du monde. Comment interprétez-vous cette contestation ?

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Alexandre Kateb : Cette contestation est avant tout liée à une donnée de base, à savoir un déplacement vers l’Est et le Sud du centre de gravité économique de la planète, hors des traditionnelles puissances industrialisées (G7) au profit de nouvelles puissances industrialisées nouvelles telles que la Chine, la Corée du Sud et les pays de l’Asie du Sud et du Sud-Est – Inde, ASEAN –, ou renaissantes telles que la Russie post-soviétique et les économies d’Amérique du Sud (Brésil, Argentine). Le Moyen-Orient et l’Afrique participent également à cette dynamique, à travers le rôle de pivot géopolitique et de hub industriel et commercial joué par la Turquie, au carrefour de l’Europe, de l’Eurasie, du Moyen-Orient et de l’Afrique, ainsi que par l’émergence technologique de l’Iran, en dépit de tous les obstacles rencontrés par cette nation. On peut également y ajouter les pétromonarchies de la péninsule arabique, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de leaders décomplexés qui ont pour ambition de transformer radicalement cette région, en misant sur la technologie et le capital humain.

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CADE : Quelles pourraient être selon vous les prochaines mutations de la gouvernance économique mondiale ?

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Alexandre Kateb : L’économie mondiale traverse aujourd’hui une zone de fortes turbulences. Ce que l’on appelle la « mondialisation », c’est-à-dire en réalité un certain mode d’organisation des rapports de production et d’échange au niveau mondial fondé sur le rôle hégémonique des États-Unis – secondés par leurs alliés européens et asiatiques (Japon, Corée du Sud) – semble aujourd’hui toucher à sa fin. Cet ordre était fondé sur un ensemble de règles, d’incitations et de contraintes dures ou molles. Il reposait – et il repose toujours – dans la pratique sur un ensemble d’institutions chargées de mettre tout cela en musique (institutions de Bretton Woods, GATT puis OMC), et plus fondamentalement sur les fondements de la puissance occidentale : suprématie technologique et militaire, poids et attractivité des marchés occidentaux – y compris des banques et des marchés financiers, se traduisant par l’hégémonie monétaire du dollar américain. Tout cela est progressivement battu en brèche mais il y a des résistances, compréhensibles, à un processus séculaire qui vise à réaligner la puissance économique avec la puissance démographique, qui s’est accéléré depuis que la Chine a adopté l’économie de marché. En réalité, l’essence du système mondial est d’être multipolaire. Tant qu’il y aura des frontières et des peuples distincts, il y aura une compétition entre ces peuples et les États qui les représentent. Qui dit compétition dit aussi conflit, notamment pour l’accès aux ressources rares (aujourd’hui ce sont les hydrocarbures, demain ce seront les métaux rares). Il faut donc des règles pour éviter que les conflits ne s’enveniment au point de dégénérer en conflagration généralisée comme le monde en a déjà connu. La gouvernance économique mondiale devra prendre acte de ce caractère multipolaire tout en « pacifiant » les conflits à travers des normes et des règles réalistes et crédibles – c’est-à-dire respectées par tout. On peut parler en ce sens d’une nouvelle « mondialisation multipolaire », qui succéderait à la « mondialisation unipolaire ». Il y a aussi des problèmes comme le changement climatique ou la lutte contre les pandémies, qui nécessitent une coordination et une coopération entre tous les pays – quelles que soient leurs rivalités. Toute la difficulté est de maintenir un semblant de multilatéralisme dans un monde multipolaire.

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CADE : Comment définiriez-vous l’économie algérienne et les réformes structurelles lancées en faveur d’un développement durable ?

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Alexandre Kateb : L’économie algérienne a connu un nombre de cycles et de crises qui l’ont façonné. Il faut remonter à la genèse, c’est-à-dire à l’époque de l’indépendance. Le problème central était alors celui du capital humain. En effet, sur dix millions d’Algériens recensés en 1962 seule une petite minorité disposait d’une formation secondaire, et une infime minorité disposait d’une formation supérieure. Lorsque l’on compare cela avec la situation qui prévaut aujourd’hui, c’est sans commune mesure. Les progrès accomplis dans ce domaine sont considérables, même si on peut critiquer la qualité de la formation délivrée aujourd’hui. C’est sans doute le prix à payer de la massification de l’enseignement secondaire et supérieur, même si des erreurs ont également été commises, comme la politique d’arabisation à marche forcée. La politique de développement économique suivie dans les années 1960-1970 a été guidée par un objectif alors partagé dans l’ensemble de ce que l’on appelait le « tiers-monde », à savoir assurer une industrialisation accélérée et un rattrapage en l’espace de deux ou trois générations du niveau de vie occidental. Le modèle d’économie planifiée à la soviétique ou d’économie mixte à la yougoslave – ce dernier étant plus proche du tempérament algérien – semblait offrir un manuel prêt à l’emploi pour cela. Or, pour différentes raisons, à la fois endogènes et exogènes, la réplication d’un tel modèle n’a pas fonctionné en Algérie. C’est pourquoi, dans un contexte de crise économique et sécuritaire, il a été décidé d’orchestrer une libéralisation plus poussée de l’économie algérienne. Le problème c’est que cette libéralisation n’a pas abouti – le système bancaire demeure par exemple toujours dominé par quelques banques publiques et le dinar n’est pas convertible. Elle s’est surtout traduite par un démantèlement ou un dépérissement du secteur économique public, sans que le secteur privé ne prenne le relais, du moins initialement. Lorsque cela a fini par se produire, avec l’émergence de quelques groupes privés de taille comme CEVITAL ou CONDOR, ces opérateurs se sont heurtés à un ensemble de contraintes et de freins liés à l’insuffisante mue de la gouvernance économique et à la difficulté de rayonner à l’international – en raison du régime de change. Il y a une interférence trop grande du politique dans le domaine économique, et une considération des questions économiques sous un prisme politique. On m’objectera que tout est politique, in fine. Oui mais il y a la bonne manière et la mauvaise manière de faire cela. La bonne manière est simple : cela s’appelle un État de droit. Et tant que cette question de l’Etat de droit ne sera pas résolue, cela constituera un frein très contraignant pour les opérateurs économiques, et pour toute la société algérienne dans son ensemble.

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CADE : Au regard de la capacité stratégique de l’Algérie et de ses diverses potentialités, comment pourrait-elle se positionner dans le cadre d’un éventuel nouvel ordre international multipolaire ?

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Alexandre Kateb : L’Algérie a toutes les cartes en main pour jouer un rôle clé dans le nouvel ordre international multipolaire. C’est un pays qui est souverain sur le plan énergétique et qui pourrait l’être demain sur le plan alimentaire. Rappelons que l’Agriculture a connu une croissance accélérée dans les années 2000-2020 grâce à un investissement massif de l’État dans ce secteur. En outre, l’Algérie dispose d’un important capital humain qui peine aujourd’hui à s’exprimer en raison d’une économie qui reste dominée par la rente et par les multiples canaux de recyclage de cette dernière. C’est peut-être là la principale faiblesse de l’Algérie car son absence de mise à niveau technologique et sa désindustrialisation précoce l’empêchent actuellement de jouer un rôle actif dans les grandes transformations économiques mondiales. Cela ne l’empêche pas néanmoins d’avoir un poids non négligeable sur le plan géopolitique, à travers son ouverture stratégique sur l’Afrique et en particulier sur le Sahel et l’Afrique de l’Ouest.

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CADE : L’Algérie s’intéresse officiellement aux Brics – l’alliance de puissances émergentes rassemblant Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – et à la puissance économique que représente ce groupe. Quel est votre point de vue sur une potentielle intégration de l’Algérie à cette alliance ?

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Alexandre Kateb : L’Algérie a toute sa place dans le cadre d’une alliance élargie adossée aux BRICS qui en formeraient le noyau dur, au côté d’autres puissances démographiques et économiques émergentes de grande taille comme le Nigeria et l’Indonésie, ou de taille intermédiaire comme l’Iran, l’Égypte et l’Argentine. Cette alliance ne possède pas encore beaucoup d’institutions opérantes, si l’on excepte la Nouvelle Banque de Développement – ou Banque des BRICS – basée à Shanghai. Mais à l’avenir on pourrait imaginer un renforcement de la coopération sur les plans commercial et financier, à travers des instruments existants ou qui seraient créés pour offrir une alternative au système financier international actuel, fondé sur le rôle central du dollar américain et, dans une moindre mesure, sur les autres devises occidentales.

SWOT Facteurs de réussite

Utiles pour atteindre l’objectif

Facteurs d’échecs

Néfastes pour atteindre l’objectif

Env interne Forces de l’Algérie Faiblesses de l’Algérie
Position géostratégique, souveraineté énergétique et souveraineté alimentaire potentielle Retards dans la mise à niveau du système bancaire et financier, dépendance trop forte vis-à-vis de la rente des hydrocarbures pour assurer l’équilibre de la balance courante et de la balance budgétaire, retards dans la mise à niveau de la gouvernance économique, très faible participation des femmes à l’économie et à l’emploi, et problème de fuite des cerveaux qui résulte de tout ce qui précède
Env externe Opportunités pour l’Algérie Menaces pour l’Algérie
Une meilleure valorisation du capital humain et notamment du capital humain féminin aujourd’hui très largement sous-exploité La fin potentielle de l’ère des hydrocarbures au niveau mondial à horizon 2050-2060.

Recommandations :

  • Instaurer un véritable État de droit, prélude à toute gouvernance soutenable dans la durée
  • Réorienter les incitations publiques pour passer d’une économie fondée sur la rente des hydrocarbures et les rentes de situation qui y sont associées à une économie fondée sur l’économie de la connaissance, l’innovation et la valorisation du capital humain
  • Relancer l’intégration régionale en dépassant les conflits hérités du passé
  • S’ouvrir davantage aux pays d’Afrique subsaharienne et développer les relations économiques avec ces-derniers, ainsi qu’avec les pays asiatiques les plus dynamiques et avec les pays latino-américains

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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.

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