Les conséquences de la mondialisation sur le travail en France. Interview du Professeur Laurent Izard

Entretien publié le 14 juin 2023

Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Laurent Izard, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Je suis enseignant, agrégé de l’Université, et j’ai une triple formation en économie, management et droit des affaires. Je travaille pour l’Éducation Nationale et je suis responsable d’une classe préparatoire à l’École Normale Supérieure. J’interviens également ponctuellement pour plusieurs Grandes Écoles de commerce ou d’ingénieurs (ESSEC, Centrale Supelec…). Mon profil pluridisciplinaire me permet d’envisager certaines problématiques économiques ou sociales avec une approche globalisante, souvent utile pour comprendre les questions contemporaines complexes.  Il y a quatre ans, j’ai publié un livre « La France vendue à la découpe », qui a connu un certain succès médiatique et m’a ouvert la porte des plateaux de télévision et des studios de plusieurs stations de radio. J’ai ensuite rédigé un second essai « À la Sueur de ton front » dans lequel je m’efforce de décrire et d’expliquer le lien entre souffrance au travail et mondialisation.

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CADE : Quelles ont été les inspirations et les raisons qui vous ont poussé à écrire ce livre ?

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Laurent Izard : Je m’intéresse depuis longtemps aux questions liées à l’économie du travail. Et il m’a semblé utile d’aborder cette thématique sous l’angle de la souffrance au travail, une souffrance parfois insupportable, subie par de nombreux français et travailleurs étrangers, alors que notre modèle social est montré en exemple partout dans le monde. Mon analyse m’a ainsi conduit à mettre en lumière un véritable paradoxe : en effet, le phénomène de la souffrance au travail est étudié, analysé, par d’éminents spécialistes, depuis plus de 30 ans. On a réglementé drastiquement le travail, imposé aux entreprises de nombreuses normes protectrices des salariés et on a multiplié les actions de prévention des « risques psycho-sociaux ». Mais d’une part les risques physiques ne diminuent pas en France : 600 000 accidents du travail chaque année, 35000 incapacités permanentes, 500 décès, 40 000 nouveaux cas de maladies professionnelles… et d’autre part, la souffrance psychologique, elle, augmente d’année en année, avec ses excès de stress, un mal être au travail grandissant, une multiplication des burn out, etc. J’ai voulu expliquer ce paradoxe et il m’a semblé utile, pour le comprendre, de réaliser une étude de terrain, en observant le travail des salariés et en les interviewant : comment expliquer, par exemple qu’un couvreur qui travaille sur un toit pentu, par temps de pluie, à plus de 10 mètres du sol, ne prenne pas la peine d’attacher son harnais de sécurité, alors que sa vie en dépend et que c’est dans tous les cas obligatoire ?  Répondre à cette question, c’est déjà entrevoir la réalité de la souffrance au travail en France.

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CADE : Quel est le constat que vous dressez concernant la situation du marché de l’emploi, en France, depuis les cinquante dernières années ?

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Laurent Izard : Le chômage a toujours existé en France comme ailleurs, mais ce n’était avant les années 1970 qu’un phénomène marginal jugé « incompressible ». On parlait alors de chômage « frictionnel », ce qualificatif désignant la période de chômage provoquée par la transition et le délai nécessaires à une personne pour trouver un emploi correspondant à ses goûts.

Même si en France le chômage a commencé à croitre dès la fin des années soixante, il ne représentait jusqu’au premier choc pétrolier qu’un faible pourcentage de la population active et il s’agissait encore principalement d’un chômage d’adaptation, de courte durée. Lorsque l’ANPE a été créée en juillet 1967 par Jacques Chirac, alors secrétaire d’État à l’Emploi dans le gouvernement Pompidou, la France ne comptait que 430 000 demandeurs d’emploi, soit 2 % de la population active. Et à la fin de l’année 1974, le taux de chômage était encore inférieur à 3 % de la population active.

Mais avec les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, le nombre de demandeurs d’emplois a commencé à croitre inexorablement. En 1976, trois ans après le premier choc pétrolier, la France comptait plus d’un million de chômeurs, une situation sans aucun précédent. Cette évolution est loin d’être linéaire : lorsque l’on observe les courbes d’évolution du chômage en France, on constate que depuis les années 1970 jusqu’à nos jours, le chômage connait de longues périodes de rémissions progressives ; mais les crises internationales (chocs pétroliers, crises monétaires, guerres du Golfe, crise du Système monétaire Européen, crise sanitaire…) entrainent à chaque fois un rebond plus ou moins important du chômage… Aujourd’hui, la France connait un taux de chômage encore élevé, autour de 5,5 millions de personnes, toutes catégories confondues, pour une population active de 30 millions d’individus. C’est un vrai gâchis économique et souvent un drame humain. Mais ce qui caractérise le chômage en France, c’est avant tout sa disparité : le chômage ne touche pas avec une même intensité les différentes régions, les différents secteurs économiques ou les différentes classes d’âge. En particulier les jeunes et les seniors constituent de véritables variables d’ajustement particulièrement pénalisées en période de crise. Et les populations immigrées ou d’origine immigrée subissent un taux de chômage beaucoup plus élevé que la moyenne nationale. Enfin, précisons que le chômage conduit de nombreuses personnes à accepter un emploi déqualifié, sans rapport avec leurs qualifications ou leurs compétences ou à s’expatrier.

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CADE : Quelles sont les raisons que vous avancez pour expliquer la forte hausse de la souffrance au travail, en France, malgré une nette amélioration des conditions matérielles en milieu professionnel ?

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Laurent Izard : Les spécialistes de psychologie du travail ont permis d’identifier les quatre grandes contraintes économiques qui pèsent sur la vie au travail des salariés : les Coûts, la qualité, la Flexibilité et les Délais (CQFD). Ces contraintes constituent des éléments-clés de la compétitivité des entreprises

et sont révélatrices des nouveaux impératifs économiques liés à la concurrence internationale. Mais elles sont également génératrices de tensions pour tout le système productif public ou privé. Comme le souligne le sociologue Vincent de Gaulejac, « il s’agit de toujours faire plus, toujours mieux, toujours plus rapidement à moyens constants ou même avec moins d’effectifs ». À l’arrivée,  les salariés n’ont pas la capacité de répondre aux demandes de leurs supérieurs hiérarchiques, explicites ou non, d’où le concept de « travail empêché »

Mais il convient de remarquer que les  spécialistes s’intéressent surtout aux causes endogènes de la souffrance au sein des organisations. Prenez l’exemple des suicides à France Télécom. On a fait pour chaque cas une analyse de proximité pour comprendre ce qui s’était passé, en oubliant les causes profondes du problème, qui doivent être recherchées à l’extérieur de l’entreprise. La première cause de la souffrance au travail en France, c’est la pression excessive que la concurrence internationale fait peser sur nos entreprises et qu’elles reportent sur leurs propres salariés, pour essayer de rester compétitives. En disant cela, j’égratigne le dogme de la mondialisation heureuse… Comment toutefois expliquer le mal-être des salariés en France, plus marqué qu’ailleurs ? Cela tient en grande partie à l’abandon progressif de notre modèle social protecteur, à la mise en œuvre de nouveaux modes de management autoritaires importés d’Asie ou des États-Unis, aux efforts spécifiques demandés aux salariés dans un contexte économique défavorable. Et même si les derniers chiffres ne sont pas excellents, les salariés français ont toujours une productivité horaire parmi les meilleures au monde…

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CADE : Comment l’économie française est-elle affectée par la mondialisation ?

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Laurent Izard : Précisons tout d’abord que la mondialisation a contribué à la croissance et à la richesse de la France. Et n’oublions pas que 2,5 millions de Français travaillent aujourd’hui pour l’exportation. Néanmoins, la mondialisation a également affecté négativement notre pays. En premier lieu, elle a entrainé une destruction de notre secteur industriel : en quarante ans, Le nombre d’emplois dans l’industrie est passé de 5,5 millions à moins de 3 millions. Et il faut savoir qu’un emploi industriel génère 3 emplois induits dans les services (restaurants, commerces de proximité…). L’industrie représentait ainsi 24% du PIB français au débit des années 1980 contre 12% aujourd’hui. En second lieu, la mondialisation a entrainé une perte de souveraineté dont l’évidence est apparue lors de la crise sanitaire : notre pays était dépendant de puissances étrangères pour répondre aux besoins en masques, respirateurs ou vaccins. Même remarque avec la guerre en Ukraine : nous prenons conscience du fait que nous sommes dépendants de nos alliés pour assurer notre défense et répondre à nos besoins en armes et en munitions. Cette perte de souveraineté tient également à la multiplication des rachats d’entreprises françaises de toutes tailles par des investisseurs étrangers : en quelques années, nous avons perdu le contrôle des grands groupes industriels, commerciaux ou financiers  (Péchiney, Arcelor…) qui ont soutenu notre expansion économique et dont la plupart ont aujourd’hui disparu. Il est important de préciser que notre perte de souveraineté économique entraine une perte de souveraineté politique, d’autant plus que nos engagements internationaux nous interdisent de protéger nos entreprises contre l’activisme des prédateurs financiers ou la concurrence d’entreprises qui ne sont pas soumises aux mêmes contraintes fiscales, sociales ou environnementales. Et nous sommes aujourd’hui concurrencés dans tous les secteurs, y compris ceux pour lesquels nous disposions d’avantages concurrentiels certains : automobile, aviation, industrie du luxe… Enfin, la mondialisation remet en cause le modèle social français qui s’est peu à peu construit depuis près d’un siècle. La forte résistance à la réforme des retraites témoigne de l’attachement des Français à ce modèle qui participe grandement à notre qualité de vie.

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CADE : Quelles sont les conséquences pour les salariés des entreprises françaises, face à la pression toujours plus intense de la mondialisation ?

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Laurent Izard : Même si la mondialisation a permis la création de nombreux emplois en France, elle a aussi dévasté plusieurs bassins d’emploi, notamment des bassins industriels, qui sont devenus des zones sinistrées entrainant le départ forcé de nombreux habitants. Outre la question du chômage, que nous avons déjà évoquée, la pression concurrentielle liée à l’internationalisation de notre économie a eu pour conséquence une précarisation et une flexibilisation de l’emploi. Les chiffres de l’emploi camouflent notamment une réalité très importante : le salariat disparait peu à peu au profit de l’ubérisation et de la multiplication des micro-entrepreneurs. Quant aux salariés, les CDI stables laissent de plus en plus la place à des CDD, parfois de très courte durée. Il s’agit d’une véritable régression sociale dans la mesure où ces nouveaux statuts n’assurent pas une protection efficace contre les risques de la vie. L’instabilité économique qui constitue le quotidien de Français toujours plus nombreux a de graves conséquences, et complexifie par exemple l’obtention de prêts bancaires, interdisant pour beaucoup l’accès à la propriété immobilière. Cette instabilité économique impacte également négativement désir d’enfant et donc le taux de natalité. Les aides sociales particulièrement généreuses en France permettent de limiter l’ampleur de ce phénomène, mais l’Europe connait actuellement un véritable suicide démographique, partiellement lié à la mondialisation économique. La mondialisation a également entrainé de nouvelles exigences imposées aux salariés : par exemple, de nombreux cadres travaillant pour des firmes multinationales doivent davantage maitriser les langues étrangères, s’adapter aux horaires de travail et aux techniques de management pratiqués outre-Atlantique, etc. Ce besoin de réactivité et d’adaptation continue impacte, d’une façon ou d’une autre, la plupart des salariés en France.

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CADE : Quelles méthodes de management plus dures sont mises en place pour répondre à la concurrence étrangère ?

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Laurent Izard : Malgré de multiples travaux de recherche en organisation du travail et d’expériences centrée sur la prise en compte de l’humain dans les entreprises, les principes tayloriens de l’organisation scientifique du travail restent très influents. De nombreux courants des sciences du management et la plupart des grandes entreprises s’appuient toujours sur la recherche continue d’une rationalisation des pratiques, d’une réduction des coûts et d’une amélioration de la productivité. La quête des « best practices », le contrôle systématique des temps ou encore le « reengineering » s’inscrivent dans cette logique.

On peut d’ailleurs observer aujourd’hui de très nombreuses formes de néo-taylorisme dans les entreprises françaises, notamment dans le secteur des services, que ce soit dans les restaurants fast food ou dans les centres d’appel. À partir des années 1990, un nouveau modèle de production, d’origine japonaise, va peu à peu se substituer au modèle fordien. Mais ne nous y trompons pas, le « toyotisme », ou sa version occidentale, le « lean management » ne remettent pas en cause les principes du fordisme axés sur des efforts de rationalisation de l’activité.

Si le toyotisme présentait un réel intérêt dans l’industrie d’un pays exsangue comme le Japon après la seconde guerre mondiale, il a peu à peu été instrumentalisé dans les économies occidentales au détriment des salariés : l’amélioration des processus dans les usines repose en effet prioritairement sur des facteurs matériels : flux logistiques, stockage, traque aux défauts des produits… Mais dans le secteur des services qui occupe la majorité des salariés en Europe, le processus de création de valeur repose essentiellement sur le travail humain. Le « lean » va souvent servir de prétexte pour exiger qu’un minimum de salariés réalise toujours davantage d’activités. En France, ce phénomène a été encore accentué par la généralisation des 35 heures qui oblige de nombreux salariés à réaliser la même quantité de travail en moins de temps.

L’influence grandissante du management à la chinoise, plus intuitif, dominé par le respect absolu de la discipline et par le « guanxi » (mot intraduisible regroupant réseau, amis, piston, amitié et relations…) ne risque pas d’améliorer la situation.

Quant au nouveau management à l’américaine qui se diffuse peu à peu en France, il est dominé par le principe du VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity). Cet acronyme – créé aux USA en 1991 par l’US Army War College pour décrire le monde post-guerre froide – guide aujourd’hui la stratégie de Unilever ou de L’Oréal et inspire de nombreux dirigeants. Ceux-ci, pour s’adapter à leur nouvel environnement économique en constante mutation, doivent rester en permanence attentifs, anticiper les évolutions, prendre des risques et développer leurs intuitions. L’instabilité économique implique d’être réactif, flexible et agile. Quant au salarié, il n’a pas le choix : il doit également s’adapter et accepter de nouvelles contraintes s’il veut  sauver son emploi.

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CADE : Vous utilisez le concept de « dévastation » du marché de l’emploi en France. Peut-on espérer une fin à cela ?

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Laurent Izard : Il faut rester optimiste : les dernières données statistiques de l’emploi sont plutôt encourageantes, même si les chiffres avancés par le gouvernement (2,7 millions de chômeurs en catégorie A) sont loin de refléter la réalité du phénomène du chômage dans notre pays.

Mais il est vrai que la mondialisation a accéléré la diffusion du progrès technologique et de la robotisation sans que l’on ait pu vraiment s’y préparer. Il s’agit d’une évolution majeure, irréversible et peu contrôlable : l’intelligence artificielle et la robotique vont détruire un nombre considérable d’emplois dans les années à venir, un processus qui touchera aussi les cols blancs.

Il faut toutefois souligner que le discours politique a évolué : on parle aujourd’hui de réindustrialisation, de souveraineté économique, de protection de nos entreprises. Certes, beaucoup reste à faire pour passer du discours aux actes, mais il me semble que nous allons dans le bon sens. Quant à la souffrance au travail, elle est de mieux en mieux connue et analysée, les entreprises et leurs dirigeants sont davantage observés et éventuellement sanctionnés, la justice assimile désormais les travailleurs ubérisés à de véritables salariés, la souffrance psychologique au travail est reconnue et la liste des maladies professionnelles s’allonge, etc. Le management toxique est également dénoncé plus systématiquement et face à la pénurie de certaines compétences, les entreprises travaillent à améliorer leur marque employeur. Bref, il faut garder espoir…

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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Economique.

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