« Danger zone ». Témoignage d’un professionnel de la gestion de crise. Entretien avec David Hornus

Entretien publié le 05 Juin 2023

Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour David Hornus, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

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David Hornus : Permettez-moi tout d’abord de dire combien je suis heureux de pouvoir partager ici quelques éléments de précision sur mes activités et rappeler combien j’aime l’Algérie, ce pays que j’ai traversé jusqu’à Tamanrasset en 1990 lorsque j’avais 20 ans ! Je conserverai à jamais les images d’Alger la blanche, fière cité El-Djazaîr qui ouvre sur la méditerranée … l’odeur du bouzelouf de Blida, la vue de la porte du désert à Lagouhat, la traversée des ergs jusqu’à la vallée du M’zab vers Ghardaïa puis des regs jusqu’aux paysages apocalyptiques parsemés de pics rocheux et de volcans déchirés, d’orgues basaltiques surréalistes de l’Assekrem dans le Hoggar.

En guise d’introduction je voudrais citer ce poème arabe qui me semble particulièrement adapté pour présenter mes activités qui sans être secrètes n’en demeurent pas moins discrètes : « la fourmi noire, sur la pierre noire, dans la nuit noire, seul dieu la voit… ».

Avant de commencer voici quelques éléments de biographie.

J’ai 53 ans, je suis le directeur de CORPGUARD, une ESSD française basée à Lyon. J’interviens depuis plus de 20 ans en matière de renseignement et de sécurité économique, de management des risques et de gestion de crise. Un parcours d’officier dans la réserve opérationnelle m’a permis d’être déployé en opérations extérieures. Au niveau académique, je suis diplômé d’un Master de l’École de Guerre Économique.  Auditeur de la 32ème Session Méditerranéenne des Hautes Études Stratégiques, je suis aussi titulaire d’un Diplôme Universitaire en « Stratégie et analyses prospectives des mondes méditerranéens ».

Engagé dans la promotion de la gouvernance des sociétés de sécurité privée, j’ai été élu de 2019 à 2022 au poste de représentant Europe et Royaume-Uni de l’industrie privée de sécurité au comité directeur de l’International Code of Conduct Association (ICoCA).

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CADE : Pouvez-vous expliquer les motivations qui vous ont poussé à partager votre expérience professionnelle et personnelle à travers la publication de votre livre « Danger Zone » ?

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David Hornus : Mon métier « qui n’existe pas » suscite interrogation, curiosité et parfois aussi phantasmes … C’est pour clarifier les choses que j’ai tout d’abord souhaité écrire.

L’intérêt porté à mon activité par les étudiants auxquels je donne cours et conférences et qui m’interrogent sur le parcours à suivre pour faire mon métier a aussi été un moteur très puissant. C’est particulièrement pour eux que j’ai souhaité « témoigner pour inspirer ».

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CADE : Vous avez déclaré que votre métier de négociateur de crise est souvent mal compris ou fantasmé. Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste votre travail ?

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David Hornus : Tout d’abord j’exerce une activité « transversale » qui englobe plusieurs métiers qui entrent dans le champ de ce qu’on appelle en France l’« Intelligence Économique ». Terme qui selon moi n’est pas fait pour clarifier les choses. En quelques mots, mon action s’inscrit dans la recherche de renseignement à des fins de sécurité économique – et par extension d’administration de la preuve lorsque cela est nécessaire – de gestion et de limitation des risques, mais aussi à des fins de protection de la mobilité internationale ou de protection des cadres et dirigeants – principalement sur des problématiques de conflits sociaux.

En 2015/2017, ma société a été engagée dans le cadre de la formation aux opérations du maintien de la paix d’un bataillon de l’armée ivoirienne. Cette prestation me classe de facto comme « Société Militaire Privée » et on me compare rapidement au Groupe Wagner. Ce qui n’est pas, vous l’admettrez, une comparaison flatteuse.

Enfin j’ai la particularité d’être « négociateur » dans le cadre des polices d’assurance Risques Spéciaux qui couvrent entre autres les enlèvements avec demande de rançon, mais aussi les disparitions, les détentions, les interventions post attentats …

A l’évocation de mes activités, barbouze, mercenaire, espion … sont des termes qui viennent spontanément à la bouche de mes interlocuteurs. Vous l’aurez compris, aucun de ces qualificatifs ne saurait s’appliquer à la réalité de mes activités.

C’est aussi parce qu’il me paraît nécessaire d’expliquer en quoi consiste la sécurité économique et les différents champs d’application que cette activité recouvre que j’ai souhaité écrire mon témoignage.

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CADE : Comment les expériences que vous avez vécues dans vos OPEX (Opérations Extérieures) ont-elles influencé votre approche de la gestion de crise ?

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David Hornus : En 1999-2000, j’ai travaillé avec l’Amiral Lacoste[1] sur le concept américain d’Information Warfare et ses composantes : les opérations psychologiques et d’influence, le renseignement et la guerre économique, la cyberguerre, le piratage informatique…

Je n’aurais pas imaginé un seul instant que ce travail de recherche académique au profit de la Direction des Affaires Stratégiques me permettrait d’intégrer la réserve du Commandement des Opérations Spéciales (COS) puis – brièvement – la DRM puis d’être déployé en OPEX (Opérations Extérieures) en Bosnie, en République de Côte d’Ivoire et en Haïti.

C’est plus tard que j’ai réalisé combien les apports méthodologiques et procéduraux issus des forces armées pouvaient être mis en œuvre au profit de la défense des intérêts des entreprises en matière de sécurité économique afin de les aider à surmonter les différentes crises auxquelles elles sont confrontées.

Ces modus operandi permettent de réagir à toutes les crises et pour cause… ils servent à faire la guerre. Les premiers que j’ai appris alors jeune Élève Officier de Réserve (EOR) lors de mon passage à St-Cyr Coëtquidan sont les cadres d’ordre et les acronymes qui régissent la vie du chef de section appelé que j’ai été il y a bien longtemps entre 1992 et 1994.

MOICP (Mission, Objectif, Itinéraire, Conduite à tenir, Place du chef), PATRACDR (Personnel, Armement, Tenue, Radio, Alimentation) avec quelques variantes.

J’ai ensuite découvert lors de mon certificat d’Etat-Major la Méthode de Raisonnement Tactique (MRT) qui se décompose en séquences permettant au chef de prendre les meilleures décisions en toute connaissance de cause et en prenant en compte les contraintes et impératifs imposés par le terrain, les conditions climatiques, les forces en présences, les buts et objectifs à atteindre, fixés par l’échelon supérieur.

Il m’est apparu que cette méthodologie de travail et de réflexion s’appliquait parfaitement à l’ensemble des problématiques rencontrées par mes clients et donneurs d’ordre.

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CADE : Dans votre livre « Danger Zone », vous partagez vos expériences de gestion de crise dans des zones dangereuses. Pouvez-vous nous donner un exemple d’une mission complexe que vous avez menée ? 

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David Hornus : Difficile de résumer le livre en quelques phrases… Toutes mes missions sont complexes car les conséquences des actes ou actions que subissent mes clients remettent en cause leur business-modèle, leur réputation, leur chiffre d’affaires, leur organisation, leur rentabilité, leur sécurité et celle de leurs collaborateurs. Gérer et appréhender la complexité est l’essence même de mon savoir-faire.

Celle où j’ai été déployé à la suite de l’enlèvement d’un ressortissant français dans une région reculée de la République Démocratique du Congo fut particulièrement complexe. L’écosystème local était très « alambiqué » avec de nombreux acteurs qui essayaient tous de tirer profit de la situation pour faire valoir leurs exigences, dans une situation sécuritaire locale très volatile pour ne pas dire dangereuse et où les enjeux humains étaient considérables. Le camp où nous nous trouvions a d’ailleurs subi une violente attaque une nuit … mais je vous invite à lire mon livre pour en savoir plus !

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CADE : Comment expliquez-vous la différence de perception entre la France et les pays anglo-saxons en ce qui concerne les Entreprises de Sécurité et de Service de Défense et les métiers de l’intelligence et de la sécurité privée ?

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David Hornus : C’est à mon sens une question de culture et d’histoire. La culture anglo-saxonne en matière de rôle du régalien en ce qui concerne la sécurité est bien différente de notre perception française jacobine. Les USA, pour ne citer qu’eux, sont un État fédéral qui a très vite compris que l’État ne pouvait pas tout faire tout seul et que seul le patriotisme « économique » à travers une coopération public/privée entre des acteurs économiques permettrait la mise en œuvre de stratégies collectives. Les Etats-Unis ont ainsi rapidement adopté une posture offensive en matière de promotion, de défense et de préservation de leurs intérêts de puissance et Bill Clinton annonça en 1994 que la sécurité économique était une priorité de la stratégie des Etats-Unis.

Jusqu’à la fin de la guerre froide, le rôle des entreprises américaines contribuait aussi à la diffusion et à la promotion de l’American Way of Life (AWOL) en opposition au système soviétique. A l’AWOL s’est aggloméré l’American Way of Thinking (AWOT) ; aujourd’hui les entreprises américaines font la promotion de leurs intérêts de puissance : commerciaux, économiques, politiques, diplomatiques culturels et … sociétaux et sont des vecteurs de la stratégie de puissance et de conquête commerciale de ce pays.

Plus tard, le concept d’externalisation de prestations de sécurité est venu renforcer cette posture offensive. Apparue après la seconde guerre mondiale, l’externalisation s’est accentuée et accélérée avec les conflits en Irak puis en Afghanistan.

L’industrie de la sécurité privée, subventionnée et employée par le complexe militaro-industriel, est ainsi le bras armé de la stratégie de puissance américaine dans les zones de conflit, ou de post conflit.

Les entreprises américaines ont le patriotisme économique chevillé au corps et ancré dans leur ADN. Ce n’est malheureusement pas le cas de la France qui n’a pas pris conscience de la posture offensive des Etats-Unis ni pris en compte le changement de paradigme culturel déclenché par la révolution informationnelle et numérique. Selon Christian Harbulot et le Général Pichot-Duclos cette dernière rend indispensable la combinaison de la stratégie et du renseignement en matière de sécurité économique et de défense des intérêts de puissance[2].

La France n’a pas su non plus appréhender la grille de lecture « alliée/adversaire » et mettre en œuvre une culture du combat replaçant la notion d’offensive dans la préservation pacifique de ses intérêts de puissance.

Malgré l’amorce d’une réflexion récente autour du « continuum de sécurité », le régalien reste arc-bouté sur sa prérogative en matière de sécurité. L’absence de patriotisme « économique », le corporatisme des institutions en charge de la sécurité et de la défense, les pré-carrés que certains veulent préserver en refusant d’accepter que leur vision du monde est obsolète, sont autant de freins culturels majeurs à l’expansion d’une offre privée en matière de sécurité opérationnelle. Une telle offre permettrait une coproduction de sécurité public/privée à l’image de ce que sont capables de faire les anglo-saxons.

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CADE : Pouvez-vous nous expliquer comment vous intégrez l’intelligence économique au sein de votre entreprise « CORPGUARD » ?

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David Hornus : Il convient de rappeler que le concept anglo-saxon d’Intelligence Économique est apparu à la fin des années 1960 aux Etats-Unis grâce au rôle pilote de la puissance américaine dans le développement de l’économie de marché. Ce concept prétend que la défense de l’avantage concurrentiel peut être préservé, quand il le faut, par des « stratégies collectives » de coopération entre gouvernement et entreprises[3].

Depuis les années 1990, le concept anglo-saxon d’economic well-being renforcé par la doctrine de sécurité économique américaine ont érigé « l’intelligence économique » en arme de guerre économique au profit de la préservation et de l’extension des intérêts de puissances dans la mondialisation des échanges. L’IE a d’ailleurs été officiellement intégré dans la réforme de la communauté du renseignement nord-américain entérinée en mars 1996[4].

Ainsi, le concept d’Intelligence Économique s’applique à tous les niveaux de mes prestations.

En mettant en œuvre des processus itératifs et holistiques issus du monde du renseignement, il vise à produire de la connaissance au profit de la sécurité économique de mes clients.

Étant un praticien et non un universitaire, je ne rentre dans les débats étymologiques. Dans mes prestations, je vois d‘abord l’action à mener au profit de la défense des intérêts d’un client dont la « sécurité économique » est impacté, à risque, ou qui subit un préjudice (vol, fraude, trafic, détournement de clientèle, déstabilisation, attaque réputationnelle ou informationnelle, conflit social, risque humain, physique, commercial… développement à l’international, recherche de partenariats, vérification des informations de la crédibilité et de la moralité de partenaires …).

Intelligence en anglais signifie « renseignement ». C’est donc limpide comme de l’eau de roche, utiliser le concept d’IE c’est bien en ce qui me concerne faire du renseignement.

En matière de limitation du risque, la première démarche est de dresser la cartographie des risques qui peuvent impacter l’organisme. Cette première étape consiste bien à appliquer la démarche de renseignement (expression du besoin, identification des sources, collecte des informations, analyse traitement exploitation et diffusion) afin d’évaluer son exposition au risque et d’apporter des éléments de connaissance et de compréhension du contexte permettant d’envisager des solutions de limitation du risque.

Malheureusement en France est apparu le terme « Intelligence Économique » afin que cette notion ne soit pas amalgamée à de l’espionnage. On a voulu faire compliqué quand les anglo-saxons, qui sont des pragmatiques, ont fait simple. En France, le mot « renseignement » est un vilain mot. Ainsi, parler d’Intelligence Économique est bien commode pour ne pas utiliser le mot « renseignement ». Mais cela a ajouté du trouble là où il fallait de la clarté.

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CADE : Quel message souhaitez-vous transmettre aux lecteurs de « Danger Zone » en partageant votre expérience de vie dans ce livre ?

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David Hornus : Écrire est toujours un acte de combat. Je combats pour le sens de l’engagement et pour promouvoir et cultiver l’Audace. Il faut avoir « l’audace de servir » et servir avec Audace !

C’est le premier message que j’ai voulu transmettre : « qui ose gagne »… il ne faut pas avoir peur.

Le deuxième message concerne les interrogations des jeunes que je rencontre lors de mes cours et conférences et qui me demandent quel parcours j’ai suivi. Dans un monde en mutation permanente ils s’interrogent sur le chemin qu’ils doivent prendre pour arriver à leurs objectifs. Je veux leur dire « il n’y a pas de chemin, c’est en marchant que le chemin se fait »… il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais !

Enfin, écrire ce livre a été pour moi le moyen de rendre hommage à mes mentors ; à ceux qui m’ont fait confiance et qui m’ont guidé sur les sentiers parfois bien épineux que j’ai empruntés pour arriver ou je suis aujourd’hui. Parmi eux il y a certes le Colonel (USAF) Alan Gindoff, qui m’a remis mes épaulettes d’officier et ouvert la voie dans le business de la sécurité économique, mais aussi Christian Harbulot de l’École de Guerre Économique dont j’ai suivi les enseignements en 1998-99.

Ce livre se veut aussi une ode à l’Amitié ; j’ai voulu raconter ces rencontres humaines que la vie nous offre, parfois au coin d’une rue à Phnom-Penh ou au mess officier d’une caserne et qui créent des amitiés d’une vie !

A travers ce livre je rends aussi hommage à mes collaborateurs et collaboratrices qui m’ont suivi ou ont été engagés avec moi sur des opérations complexes de sécurité économique et de gestion de crise que je raconte dans mon livre.

Évidement ce livre est aussi une manière de faire plonger le lecteur en immersion dans mon quotidien, dans mon métier qui n’existe pas et pour lui en faire découvrir la réalité.

Et puis bien sûr il y a mes frères d’arme et camarades d’opérations extérieures : les Pop, les Noux, les Leon, les Gerard, les Jecquel …  Je ne peux tous les citer ; eux sans qui rien n’eut été possible.

C’est à eux que je pense quand je lis le poème que je citais au début de cette interview … eux les fourmis que seul Dieu voit.

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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Economique.

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[1] Ancien directeur de la Sécurité Extérieure de 1982 à 1985 puis Président de la Fédération des Professionnels de l’Intelligence Économique en 2006.

[2] « L’émergence d’un nouveau type de renseignement », Enjeux Atlantiques, numéro d’avril 1995.
« Le faux débat sur la guerre économique », Revue de la Défense nationale, numéro de mai 1995.
« La République et le renseignement », Revue de Défense Nationale, numéro de mai 1996

[3] « Organizationnal Intelligence : Knowledge and Policy in government and Industry » de Harold Wilensky

[4] In « Perspectives historiques de l’intelligence économique » Revue Intelligence économique 1997 C. Harbulot et P. Baumard.

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