CANADA : L’utilisation de l’information stratégique dans le cadre d’une politique de pêche durable et d’une économie maritime responsable – Entretien avec Yves Goulet, Directeur du Service national de renseignement sur les pêches au Canada
Entretien publié le 28 Mars 2022
Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour Yves Goulet, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?
Yves Goulet : Après un diplôme de maitrise en science politique (Université Laval, Canada) et un certificat en langue et littérature russe (Université Dalhousie, Canada, et Institut pédagogique de Moscou), j’ai joint les rangs de la fonction publique canadienne en septembre 1994. En 1996, j’ai débuté en tant qu’Agent de renseignement au sein du Service canadien de renseignement de sécurité où j’ai travaillé sur des dossiers liés au contre-espionnage et à l’antiterrorisme. Après six ans, je suis devenu le premier Chef d’équipe de la section de la guerre asymétrique, puis Directeur de l’équipe sur le renseignement transnational du Commandement du renseignement des Forces canadiennes où j’ai dirigé des équipes d’analystes en renseignement, et rédigé des analyses sur le terrorisme international. Par la suite, j’ai travaillé dans le domaine de la formulation d’avis et de recommandations politiques en tant que Directeur des opérations de sécurité nationale au ministère de la Sécurité publique du Canada, et Directeur de l’analyse stratégique au ministère de la Défense nationale du Canada. Une grande passion pour les questions environnementales m’a finalement poussée à quitter les questions militaires et de sécurité nationale. En mars 2018, j’ai accepté le poste de (SNRP) à Pêches et océans Canada. Je travaille à mettre sur pied la toute première équipe de renseignement visant à contrer la non-conformité dans les pêches au Canada. J’ai élargi mes responsabilités en septembre 2020 en devenant Président du Groupe de travail sur la criminalité liée à la pêche d’INTERPOL en septembre.
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CADE : Qu’est-ce que le (SNRP) Service National de Renseignement sur les Pêches ? Et quelles sont ses missions ?
Yves Goulet : Pêches et Océans Canada débuta un exercice d’introspection il y a environ dix ans visant à faire face aux grandes transformations qui frappaient de plein fouet son équipe d’application de la loi, dont les méthodes avaient peu évolué depuis sa création en 1867, et à une diminution significative de ses ressources budgétaires suite à la crise financière de 2008. La non-conformité dans le domaine des pêches durant les dernières années a connu des bouleversements majeurs dû principalement à l’engouement mondial pour les produits de la pêche et aux profits énormes générés par ceux-ci. L’appât du gain a également attiré la présence d’une non-conformité, souvent criminelle, plus complexe, organisée, et souvent transnationale. Afin de faire face à ces menaces grandissantes, il fut décidé de mettre sur pied une organisation spécialisée dont le mandat serait de donner des avis et recommandations aux principaux décideurs ainsi qu’aux équipes d’agents des pêches basés sur le renseignement (en provenance de sources confidentielles et publiques) afin de mieux orienter les ressources limitées d’application de la loi du ministère. La mission principale du SNRP est de détecter, identifier et prévenir les menaces les plus significatives auxquelles les espèces aquatiques et les habitats marins font face. Cela inclut l’identification des principales entités liées à des activités de non-conformité, la production d’avis et recommandations sur une meilleure organisation des patrouilles préventives dans des zones à risque, ainsi que l’identification de lacunes réglementaires ou opérationnelles qui nuisent à l’efficacité de notre lutte contre la non-conformité et nécessitent des changements. Ce travail de renseignement se fait également en collaboration étroite avec les corps policiers et les ministères fédéraux et provinciaux actifs dans la lutte contre la criminalité, la protection de l’environnement ou la sécurité maritime. Nous avons également débuté des échanges fructueux d’information avec d’autres pays, et avons reçu l’aide d’organisations non-gouvernementales pour soutenir nos activités de renseignement (par exemple, pour bâtir notre programme de collection de sources ouvertes).
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CADE : Pourriez-vous nous expliciter le caractère stratégique du renseignement tel que pratiqué par le SNRP dans le cadre de la politique canadienne pour le développement d’une pêche durable ?
Yves Goulet : Le rôle principal du SNRP est de soutenir les efforts visant la protection et la conservation des espèces aquatiques et de leurs habitats. La stratégie gouvernementale visant à soutenir un développement durable est multisectorielle mais mon organisation est la seule qui offre des avis et renseignements portant sur la menace que fait peser la criminalité contre les espèces aquatiques et leurs habitats. Lorsque l’on sait que ce que l’on nomme la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) serait responsable d’environ un tiers de toute les prises à travers le monde, ce n’est pas une mince affaire. Dans ce contexte, l’approche du renseignement stratégique est d’offrir aux principaux décideurs de notre équipe d’application de la loi, du renseignement qui lui permet de saisir l’importance et la nature exacte des forces liées à la non-conformité. Nous portons une attention particulière à la protection des espèces aquatiques les plus menacées qui sont également souvent les prises les plus recherchées par des acteurs liés à des opérations de pêche non-conformes. Notre action dépasse néanmoins la simple analyse stratégique. Nous offrons également du renseignement très opérationnel et tactique. Par exemple, nous détaillons (souvent en collaboration étroite avec les corps policiers) des réseaux liés au crime organisé impliqués dans la pêche de certaines espèces. Nous tentons également d’aguiller certaines opérations d’application de la loi en identifiant les acteurs les plus susceptibles de commettre des activités de non-conformité, les lieux susceptibles d’être visés par ces entités, et même les heures possibles où ces activités pourraient être commises.
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CADE : Pourriez-vous nous décrire votre approche concernant l’analyse du renseignement sur les pêches ?
Yves Goulet : L’objectif a toujours été d’établir une organisation possédant une mission, une structure et des outils essentiellement similaires à ce que l’on retrouve dans les corps policiers ou même, selon moi, dans les agences de renseignement touchant à la sécurité nationale. Le renseignement est un outil de soutien à la prise de décision. Dans notre cas, nous soutenons le mandat du ministère dans son rôle de conservation et de protection en fournissant en temps opportun des renseignements exploitables de haute qualité à l’appui de la prise de décisions stratégiques, opérationnelles ou tactiques. Quant à notre structure, elle est similaire aux autres organisations : nous avons des analystes en renseignement, des enquêteurs en renseignement ainsi qu’une petite équipe qui s’occupe de la gouvernance de l’équipe et de la qualité des produits. Quant à nos sources de renseignement, encore là, c’est très semblable à ce qui se fait ailleurs. Nous utilisons des renseignements tirés de l’activité quotidienne de nos agents des pêches, de sources ouvertes, de renseignement en provenance d’autres organisations, et d’informations confidentielles tirées d’informateurs, d’images satellites ou prises à bord d’avions patrouilleurs, et de signaux.
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CADE : Est-il possible de nous donner quelques indications sur la performance du système de renseignement mis en place par le SNRP ?
Yves Goulet : Le SNRP est encore tout jeune et dès lors il est difficile d’offrir des conclusions solides sur la performance du renseignement. Toutefois, dans une perspective toute personnelle, j’estime que le SNRP a déjà offert des indications tangibles sur le rôle crucial que joue le renseignement pour améliorer la performance de notre équipe d’application de la loi dans les pêches au Canada. Notre analyse stratégique a permis d’articuler pour la première fois, par exemple, la nature réelle de la menace auquel nous faisons face et, dès lors, d’établir des priorités qui servent à maximiser le travail de nos agents des pêches afin qu’ils se concentrent sur les plus grandes menaces contre les ressources halieutiques plutôt que de se concentrer sur des ressources qui représentent quelque fois une importance économique plus grande mais dont la présence n’est pas menacée, tel que le homard. Également, nos analyses ont permis de mettre en lumière des lacunes sur notre présence dans certains secteurs névralgiques liés à la distribution des produits de la pêche. Nous avons aussi débuté la collecte d’information autrefois inaccessible ou difficile d’accès à travers notre programme d’informateurs confidentiels ainsi que notre excellent programme de collecte d’informations de sources ouvertes. Enfin, notre coopération accrue avec les équipes de renseignement des corps policiers fédéraux et provinciaux, ainsi que nos liens avec certaines organisations non-gouvernementales, a permis l’accès systématique et régulier à un renseignement inaccessible ou difficile d’accès auparavant qui a modifié notre perspective sur différents aspects de la non-conformité dans les pêches, comme la présence du crime organisé.
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CADE : Pour finir, pourriez-vous nous parler du programme international de suivi de la pêche illégale mis en place par le gouvernement canadien ? Le SNRP a-t-il un rôle à jouer au sein dudit programme ?
Yves Goulet : La pêche INN est un fléau pour les écosystèmes marins et les économies du monde entier. Le Canada a engagé près de 12 millions de dollars pour développer de nouvelles technologies de surveillance et des projets de pointe de détection des navires clandestins, ainsi que pour soutenir des pays en développement en situation de vulnérabilité, comme l’Équateur qui fait régulièrement face à une armada de bateaux de pêche près des îles Galapagos. Mon organisation joue un rôle de trois façons différentes dans le suivi de la pêche INN à l’extérieur des eaux canadiennes. Premièrement, le SNRP, grâce à la présence d’analystes en renseignement chevronnés dans les deux Centres des opérations de la sûreté maritime (l’un à Victoria sur la côte ouest, et l’autre à Halifax sur la côte est) surveille les activités de pêche en haute mer. En second lieu, nous sommes très bien implantés dans plusieurs forums de renseignement spécialisés sur les pêches, tel le Groupe de renseignement sur les pêches de l’Atlantique Nord, le Groupe de renseignement sur le Pacifique, et le Groupe de travail sur la pêche illégale d’Interpol. Cela nous permet de mieux connaitre les défis rencontrés par nos partenaires, échanger du renseignement et partager certaines leçons utiles. Enfin, nous allons bientôt mettre sur pied une petite équipe d’analystes en renseignement qui produiront des rapports portant uniquement sur la situation de la pêche INN à l’extérieur du Canada afin de pouvoir prévoir certaines dynamiques qui pourraient, à court ou à moyen terme nous toucher, ou mettre à jour des façons de faire dans l’application de la loi contre la criminalité dans les pêches qui pourraient s’avérer utile dans un contexte canadien.
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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.