« Gagner la guerre économique » – Entretien avec Olivier de Maison Rouge, Avocat d’affaires, Auteur et spécialiste en Intelligence économique

Entretien publié le 22 Mars 2022

Olivier de Maison Rouge est un avocat en droit des affaires, depuis une vingtaine d’années, basé à Clermont-Ferrand et à Paris. Il a fait des études d’histoire, de droit et de sciences politiques.

Depuis une quinzaine d’années désormais, il s’est spécialisé dans des domaines plus spécifiques, d’abord contrats commerciaux (distribution, franchise, marques et savoirs-faires), propriété intellectuelle et numérique, puis dans le champ de l’intelligence économique.

Plus précisément, concernant cette seconde activité, il a développé une compétence particulière en raison de dossiers à fort enjeu qu’il avait traités, liés à des questions d’espionnage économique et de pillage technologique. Il a ensuite été associé à des initiatives législatives ou gouvernementales afin de faire évoluer le droit dans le domaine de la protection des données stratégiques : secret des affaires, contre-mesures envers les procédures extraterritoriales, sécurité économique, cybersûreté, etc.

Aujourd’hui, son activité professionnelle – et intellectuelle – est essentiellement orientée dans le cadre de cette approche stratégique, non sans ressort géopolitique. Il conseille notamment des entreprises, des grands corps de l’État, des services de renseignement, des chambres consulaires et des élus. Ce qui fait de lui, pour partie, un acteur de la souveraineté économique et juridique.

 

Centre Algérien de Diplomatie Economique : Vous venez de sortir votre dernier livre intitulé « Gagner la guerre économique », lequel vient achever une trilogie sur la guerre économique. Comment pourrait-on le positionner par rapport aux deux précédents opus ?

Olivier de Maison Rouge : L’ambition affirmée de cette trilogie est d’aborder la question des conflictualités et des prédations dans le champ économique sous toutes ses formes et toutes ses dimensions.

Rappelons au préalable que si l’expression « guerre économique » ne renvoie pas à un conflit létal, de nature militaire, cela n’est pas moins un rapport de force et de puissance dans l’espace industriel, commercial et numérique, poursuivant des buts similaires : conquérir un espace (parts de marché) et/ou affaiblir un adversaire (concurrent).

Le premier ouvrage s’intéressait davantage aux questions théoriques de la guerre économique, sous forme de maximes et citations, à la façon de Sun Tzu, inspiré des lois universelles de la guerre, précisément appliquées au monde économique.

Le deuxième ouvrage était une contribution à la politique de sécurité économique, en décryptant les actions de guérillas cyber, financières, compliance, etc., affectant le tissu économique et commercial, et notamment les entreprises. En cela, j’avais établi un manuel résolument pratique intégrant les actes d’ingérences et leur réponse ou leur mode de prévention.

Enfin, ce dernier ouvrage qui s’intitule « Gagner la guerre économique » est à vocation programmatique, fruit d’une profonde étude géoéconomique et tout à la fois historique, revenant sur les fondamentaux économiques, politiques et stratégiques. C’est une réflexion pour rebâtir l’indépendance de la France.

 

CADE : Qu’est-ce que l’incertitude stratégique sous fond de déglobalisation et comment y faire face ?

Olivier de Maison Rouge : La crise sanitaire que nous traversons a mis en lumière de nombreuses lacunes et carences, conséquences de la globalisation prise comme étant l’extension d’un seul et même modèle à toute la surface de la terre, en l’occurrence le système financier anglo-saxon. De toute évidence, le monde a fait du sur-place pendant plus de 25 ans, s’empêchant de « changer de logiciel » selon l’expression consacrée. Nous en avons payé lourdement la facture, enfermés dans une cécité stratégique.

Il convient donc de prendre en considération le monde qui évolue, sur fond de retournement de tendance et d’anticiper autant que faire se peut les risques qui se présenteront inévitablement. C’est d’ailleurs tout le sens à donner à l’intelligence économique et stratégique, à savoir une aide éclairée à la décision, en prenant en compte tous les compartiments nécessaires à une bonne connaissance de l’environnement stratégique, géoéconomique, etc. Il s’agit en effet de réduire l’incertitude.

En cela, l’intelligence économique et stratégique est précisément une réponse forte à l’instabilité et l’insécurité qui affecte les activités économiques.

 

CADE : Pourquoi les États-Unis sont-ils une hyperpuissance en bascule ?

Olivier de Maison Rouge : L’histoire retiendra – si ce n’est déjà le cas – que les Etats-Unis d’Amérique ont largement dominé le 20ème siècle. Leur modèle a fait école et leur a permis d’asseoir une suprématie, peu disputée hormis la période soviétique qui instaura un monde bipolaire de 1945 à 1991.

Je pense que cette hyperpuissance a été ébranlée et que ce pays, qui se comportait comme un empire « gendarme du monde », n’a désormais plus autant qu’auparavant les moyens de sa puissance. Cette vision autocentrée qui a prévalu est quelque peu battue en brèche aux antipodes. Ce leadership lui est désormais contesté par la Chine. Je doute cependant que les USA s’effondrent à court ou moyen terme, mais leur hégémonie est d’ores et déjà largement remise en cause.

 

CADE : Comment pourrait-on définir la notion de « globalisation juridique » ?

Olivier de Maison Rouge : De même que la globalisation économique fut l’extension d’un même modèle économique, en l’occurrence libre-échangiste, cette même globalisation a connu une expansion juridique. Tout d’abord parce que ce cadre libéral a été institué par l’accord de Marrakech (1994), instituant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), qui régit dans une large mesure le droit commercial international.

Ensuite parce que le monde anglo-saxon a exporté ses standards juridiques dans les affaires, à commencer avec le Plan Marschall dès 1947. Dès lors, toute entreprise qui souhaitait bénéficier des subsides du financement du redressement industriel devait s’entourer d’avocats envoyés par Washington, tels des missi dominici. Leur rôle s’est accru depuis lors dans la plupart des places européennes et même mondiales

Mais encore parce que ces standards se diffusent également aujourd’hui en matière fiscale, comptable (normes IFRS), environnementale et compliance. De fait, les entreprises étrangères souhaitant commercer avec les Etats-Unis s’alignent sur leurs codes s’exposant par là-même au contrôle et le cas échéant aux sanctions des autorités américaines ; c’est ce qui explique le développement de l’extraterritorialité du droit américain et ses travers permettant d’en faire une arme économique.

Mais ne soyons pas naïfs pour autant : le plan chinois  BRI (« les nouvelles routes de la soie » – Blet and Road Initiative) use du même procédé, avec le concours de ses juristes, pour encadrer les investissements réalisés. Toute puissance qui souhaite affirmer son autorité et étendre sa puissance déploie et, si nécessaire, instrumentalise son droit à son bénéfice. C’est tout l’art de la guerre asymétrique créant un rapport de puissance manifeste du faible au fort.

 

CADE : Comment atteindre la souveraineté numérique dans un monde dominé par les GAFAM ?

Olivier de Maison Rouge : Pour bien saisir le sens de la souveraineté numérique, il faut au préalable rappeler de quoi est constitué le cyberespace. En effet, ce n’est pas qu’un monde virtuel mais un ensemble technologique qui repose sur des bases physiques :

  • Une couche « infrastructure » composée de centres d’hébergement de données, câbles sous-marins et réseaux Telecom, satellites, antennes, etc. jusqu’aux supports informatiques (hardware).
  • Une couche « logicielle » à savoir l’ensemble des programmations, applications, solutions numériques, destinées à mettre en œuvre un système automatisé de données
  • Et enfin une couche « sémantique » ou dite encore « cognitive » ou « informationnelle » constituées des données elles-mêmes ou rassemblées sous forme de base de données.

On voit bien combien les Etats-Unis d’Amérique – qui ont créé Internet – ont pris un ascendant certain dans le domaine et imposent là encore leurs standards et leurs règlementations sur l’ensemble des couches.

L’objectif de souveraineté numérique est de retrouver la maîtrise technologique dans les trois couches du cyberespace, sans quoi, si l’une fait défaut, il demeure un lien de dépendance qui obère le potentiel d’autonomie et expose également à toute forme de vulnérabilité extérieure.

 

CADE : Pourquoi l’Europe pourrait-elle être « absente de l’histoire du futur » ?

Olivier de Maison Rouge : Face à la montée en puissance de la Chine, il est probable que le monde devienne bipolaire.

A moins que l’Europe fasse entendre une troisième voix géostratégique, non alignée, permettant de faire émerger un monde multipolaire, elle sera rangée inéluctablement du côté des américains et condamnée à demeurer faible s’éloignant de ses propres intérêts.

Elle est précisément à l’heure du choix. Elle doit sortir de l’Europe impuissante, rôle qui lui fut assigné lors de sa création, dans le cadre de la guerre froide.

 

CADE : Qu’est-ce que l’indépendance stratégique ? Et, quelles en sont les clés ? 

Olivier de Maison Rouge : L’indépendance stratégique renvoie plus particulièrement à l’idée d’autorité, de primauté et de capacité de maîtrise, notamment dans la sphère industrielle, énergétique, militaire et agroalimentaire, sans devoir être soumis aux décisions ou interférences géopolitiques d’acteurs étrangers poursuivant d’autres intérêts.

C’est ainsi assurer l’autonomie (à ne pas confondre avec l’autarcie, qui est une chimère, ni à un protectionnisme frileux) dans les domaines jugés stratégiques tels que la défense, l’énergie, la cybersécurité, les activités bancaires et financières, etc. ; le cas échéant en sécurisant les approvisionnements car le monde demeure toujours interconnecté. C’est pourquoi il faut prendre en considération son environnement, en étudier les risques (de rupture notamment) et savoir anticiper.

 

CADE : Quel est le lien entre intelligence économique et souveraineté économique ?

Olivier de Maison Rouge : Si, comme je l’ai exprimé plus haut, l’intelligence économique et stratégique est un outil d’aide à la décision, de toute évidence la notion s’intègre à la question de souveraineté entendue comme étant la maîtrise de la décision non contrariée. Elle lui est même consubstantielle en un certain sens.

La souveraineté est en effet d’abord un instrument politique, comme affirmation de la primauté des institutions sur les autres sphères : qu’elles soient économique, industrielle, numérique, financière, etc. Autrement dit : Etre souverain, c’est être maître chez soi.

Depuis le 16ème Siècle et les écrits de Jean Bodin, la souveraineté est devenue une notion juridique qui marque l’avènement de l’État moderne, qu’il définit comme suit :

 « La souveraineté est le pouvoir de commander et de contraindre, sans être ni commandé ni contraint »[1].

Tout y est résumé.

 

CADE : Pour finir, pourriez-vous nous parler de la proposition de loi Sapin 3 ? Quelles évolutions apporte-t-elle ? Et, à quels enjeux répond-elle ?

Olivier de Maison Rouge : A l’état de projet, elle comprend un renforcement des mécanismes de détection des actes de corruption, d’une part, mais intègre également un volet offensif en ce que, là où, avec la Loi Sapin 2, seules les entreprises françaises étaient visées, toute entreprise pourrait être poursuivie, indépendamment de sa nationalité. Ainsi donc, l’AFA (Agence Française Anticorruption) mais davantage encore le Parquet National Financier (PNF) pourraient se révéler être des instruments de coercition en la matière pour des entreprises étrangères.

Il n’en demeure pas moins qu’il conviendrait à mon sens d’élargir la définition de la corruption. Au sens littéral du Code pénal il s’agit du financement d’une personne chargée d’un pouvoir de décision, ou la sollicitation d’une rémunération pour cette dernière, outre la prise illégale d’intérêts.

Mais l’art exquis du promoteur de cette forme de corruption qui permet de sanctionner des entreprises européennes est d’employer d’autres moyens pour parvenir aux mêmes objectifs et contourner cet obstacle pénal ; je nomme cela la « corruption intellectuelle ». Et celle-ci, qui relève notamment du soft power, est un instrument tout aussi redoutable dans la guerre économique bien que n’étant pas sanctionné. On voit pourtant combien cette « corruption intellectuelle » prospère de nos jours.

Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique

[1] Jean BODIN, Les six livres de la République, 1576

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