« Clefs pour comprendre l’importance de l’énergie » – Interview de : Greg De Temmerman, Chercheur, Auteur & Managing Director at Zenon Research

Entretien publié le 20 septembre 2022

Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour Greg De Temmerman, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

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Greg De Temmerman : Bonjour. Je suis physicien, j’ai travaillé pendant 17 ans comme chercheur dans le domaine de la fusion nucléaire. J’ai dirigé pendant 5 ans un groupe de recherche au Dutch Institute For Fundamental Energy Research (Pays-Bas), et j’ai été coordinateur scientifique sur le projet ITER dans le Sud de la France. Depuis 2020, je dirige le think tank Zenon Research qui est un observatoire des technologies climat émergentes : celles permettant de baisser nos émissions ou de capturer du CO2. Le but est de d’analyser les tendances et de donner les clés de lecture sur les évolutions à venir pour permettre d’accélérer le développement des solutions les plus prometteuses.

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CADE : Votre dernier livre s’intitule « Chroniques énergétiques: Clefs pour comprendre l’importance de l’énergie ». Quelles en sont les idées centrales ?

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Greg De Temmerman : Le point de départ du livre est que l’énergie est un concept fondamental mais au final très mal compris, et très mal discuté. Ce qui est problématique car notre système énergétique doit être totalement transformé. L’idée du livre est de proposer un format court, des chroniques courtes et ludiques, tout en expliquant les concepts de base de l’énergie et de donner les clés pour comprendre les enjeux présents et ceux à venir. La lutte contre le changement climatique implique de prendre des décisions sur nos infrastructures énergétiques, de changer notre rapport à l’énergie, et tout cela sur une durée relativement courte à l’échelle humaine. Les discussions sur ces sujets sont trop souvent de mauvaise qualité à cause d’un manque de repère : on ne se rend pas compte de la quantité d’énergie que nous utilisons. Faire le plein de sa voiture ou payer ses factures de gaz et d’électricité n’est que la partie émergée de notre consommation énergétique. Il faut prendre en compte toute l’énergie utilisée pour produire les biens que nous achetons, les services que nous consommons, les infrastructures que nous utilisons. Par exemple, combien de personnes savent combien d’énergie il faut pour fabriquer leur téléphone portable ? Et ce que cela représente par rapport à la consommation d’énergie pendant son utilisation ?

Il s’agit donc d’un ouvrage de vulgarisation qui complète mes efforts sur d’autres supports comme les réseaux sociaux, ou les chroniques que j’écris pour différents médias.

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CADE : Vous êtes le directeur général du think tank « Zenon Research ». Pouvez-vous le présenter brièvement et mettre en lumière vos travaux scientifiques allant dans le sens d’une croissance économique compatible avec les ressources planétaires ?

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Greg De Temmerman : Zenon est un projet né en 2020, fondé par Jean-Baptiste Rudelle et que je dirige depuis Décembre 2020. Le constat de base est que sur les sujets structurant pour notre futur, les discussions sont trop souvent polarisées entre les pessimistes qui pensent que la société va s’effondrer, et les utopistes qui nient les formidables défis auxquels nous faisons face. L’ambition de Zenon fut donc d’apporter une vision pragmatique des leviers d’actions scientifiques, technologiques, et économiques possibles pour un futur souhaitable. Nos travaux ont commencé par l’identification d’une limite climatique à la croissance économique (https://www.zenon.ngo/insights/too-hot-to-grow ): l’idée est que le changement climatique affecte la croissance économique et que le potentiel de croissance diminue au fur et à mesure que la planète se réchauffe- jusqu’au point où la croissance est impossible. Nous avons ensuite regardé les liens entre économie et énergie pour d’une évaluer comment la demande énergétique mondiale pourrait évoluer à très long terme, et comment la relation entre PIB et consommation d’énergie évolue au fur et à mesure qu’un pays se développe. Depuis début 2021, nous avons choisi de nous concentrer sur ce qu’on appelle les « climate tech », ces technologies qui nous aideront (en conjonction avec d’autres leviers d’action) à atteindre la neutralité carbone. Notre but est d’analyser les tendances sur le développement et le déploiement de ces technologies, de développer une communauté de personnes souhaitent accélérer leur émergence et de donner les clés de compréhension de cet écosystème.

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CADE : Qu’est-ce que la prospective énergétique ?

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Greg De Temmerman : La prospective vise à préparer le futur, par exemple en élaborant des scénarios définissant un cône de probabilité pour le futur, basé entre autres sur l’analyse des données disponibles, des tendances actuelles, de l’émergence possibles de différents phénomènes. Dans le domaine de l’énergie, l’idée est d’étudier les chemins permettant de décarboner notre production énergétique pour lutter contre le changement climatique. Il existe de très nombreux scénarios faits par différents types d’organismes (l’Agence Internationale de l’Energie par ex) qui suivent des chemins plus ou moins différents pour atteindre un objectif donné. Ces scénarios sont utiles car ils permettent de mettre en avant les actions nécessaires à mettre en œuvre. Cependant, on a souvent une mauvaise interprétation de ces scénarios, ils sont souvent vus comme une feuille de route à suivre à la lettre, alors qu’ils sont basés sur des hypothèses qui peuvent être trop ambitieuses, et ne prennent pas forcément en compte d’éventuels chocs- comme celui que nous connaissons actuellement avec la guerre en Ukraine. Ils sont des aides à la décision, et permettent de voir le domaine des possibles.

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CADE : Est-il possible de nous parler du prototype de réacteur nucléaire à fusion « ITER », de votre rôle au sein de ce projet international, de son état d’avancement et des difficultés auxquelles le programme est confronté ?

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Greg De Temmerman : Commençons peut-être par expliquer ce qu’est la fusion nucléaire. Il existe 2 façons de produire de l’énergie par des procédés nucléaire. La fission (utilisée dans les 400 réacteurs nucléaires en opération dans le monde) qui consiste à casser des gros atomes en plus petit. La fusion qui consiste à faire l’inverse prendre des atomes légers (isotopes de l’hydrogène) pour en faire des atomes plus gros- de l’hélium. La fusion est potentiellement une source d’énergie très abondante, avec de très faibles émissions de CO2, et qui ne crée pas de déchets à vie longue. Les recherches ont commencé après la seconde guerre mondiale mais le procédé n’a pas encore été démontré. La fusion requiert en effet des conditions extrêmes et notamment une température de près de 150 millions de degrés.

ITER est une collaboration internationale entre la Chine, la Russie, les USA, l’Europe, le Japon, la Corée du Sud et le Japon visant à démontrer la faisabilité scientifique et technologique de la fusion. Le projet a démarré en 2006 et le démarrage est prévu pour la fin des années 2020. C’est un projet gigantesque, le coût de construction est de près de 25 milliards d’euros, et extrêmement complexe d’un point de vue ingénierie. Beaucoup des composants sont des « first-of-a-kind » et ont dû être développé spécifiquement pour le projet.

Mon rôle sur ITER était d’être responsable de tout ce qui a trait aux interactions entre le plasma (le gaz porté à 150 millions de degrés) et les matériaux dans la machine. Mes principales responsabilités étaient :

– Du support scientifique pour l’ingénierie des composants d’ITER.
– De la veille et de la synthèse scientifique pour suivre les avancées dans mon domaine et évaluer ce qu’elles signifient pour ITER et la durée de vie des matériaux.
– La préparation de l’exploitation scientifique d’ITER. Même si ITER ne démarrera que dans quelques années, il faut décider de comment organiser les campagnes, le conditionnement (s’assurer du meilleur vide possible), de comment gérer le cycle du combustible, etc.

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CADE : Quelle est votre analyse concernant l’alerte lancée par le GIEC, le 4 avril 2022, sur le réchauffement climatique et les solutions pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ?

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Le GIEC a publié ces derniers mois trois rapports d’évaluation du changement climatique. Le groupe 1 traite des bases physiques sur le changement climatique (et insiste sur le caractère indéniablement anthropique de celui-ci), le groupe 2 des conséquences et de l’adaptation au changement climatique, et le groupe 3 (dont le rapport est paru en Avril) évalue les solutions envisageables pour baisser nos émissions de CO2 et limiter le changement climatique.

Ce dernier rapport est très clair sur le fait que limiter le réchauffement à 1.5 degrés par rapport à l’époque pré-industrielle nécessite de baisser nos émissions de près de 45% d’ici 2030 et d’atteindre la neutralité carbone d’ici les années 2050. Un défi énorme sachant que les émissions mondiales continuent d’augmenter malgré les engagements pris par les états. Le rapport met bien en avant que les solutions nécessaires pour diminuer nos émissions d’ici 2030 sont disponibles mais doivent être déployées massivement- les rythmes actuels ne sont pas suffisants. Le rapport insiste sur le fait que la décarbonation nécessitera de jouer sur la demande, sur l’innovation, et sur le développement d’infrastructures et de politiques publiques adaptées.

Il est donc urgent d’agir ! Mais je pense que le rapport montre également que tenir l’engagement des 1.5 degrés est extrêmement difficile…

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CADE : La transition énergétique nécessite-t-elle le remplacement des technologies existantes ?

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Greg De Temmerman : Définissons déjà de quoi on parle. 80% de notre énergie primaire provient encore des énergies fossiles : gaz, charbon, pétrole. Cette proportion est quasiment la même qu’en 1973 alors qu’en parallèle la consommation énergétique a plus que doublé. Les énergies fossiles sont responsables de près de 90% des émissions mondiales de CO2. Le défi est donc de transformer notre système énergétique pour qu’il ne soit plus basé sur la combustion d’énergie fossiles. Cela affecte l’ensemble des secteurs : l’industrie, les transports, l’électricité, etc. C’est donc un changement radical ! Cette transition énergétique verra l’électricité devenir une part beaucoup plus importante de notre énergie. Pour l’instant elle représente environ 20% de notre énergie finale, et cette part devrait monter à plus de 50%.

Il faut donc remplacer les centrales à charbon, à gaz, les moteurs à combustion interne, les systèmes de chauffage à combustion (domestiques ou industrielles), etc. Beaucoup des technologies existantes vont donc devoir être remplacées oui et dans certains cas offrir un service similaire sera compliqué au début : on peut penser aux voitures électriques qui présentent encore une moins bonne autonomie (même si leur autonomie est suffisante pour la grande majorité des utilisations).

On estime que les technologies nécessaires pour les baisses d’émissions à réaliser d’ici 2030 sont largement disponibles et doivent être déployées rapidement. En parallèle on estime également que 40 à 50% des baisses d’émissions en 2050 viendront de technologies qui sont encore en phase de développement.

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CADE : Pour finir, l’étendue spatiale nécessaire à la production d’électricité constitue-t-elle un frein à la transition énergétique ?

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Greg De Temmerman : Un aspect commun de tous les scénarios énergétiques est qu’ils supposent tous une part beaucoup plus grande d’éolien et de solaire et donc que le système électrique va s’étendre sur des espaces bien plus grands à l’avenir et sera donc beaucoup plus visible.

En effet, les combustibles que nous utilisons sont extraits à l’étranger puis importés, une première forme d’invisibilité partielle, l’infrastructure de transformation et de distribution étant sur le territoire national. Mais surtout, les énergies fossiles sont très denses et nécessitent peu d’espace pour produire de l’énergie. On peut quantifier ce phénomène par l’étalement, l’espace nécessaire pour produire un Watt, ou la densité de puissance (la puissance produite en watt pour m2). Ces estimations prennent en compte l’ensemble des infrastructures nécessaires pour produire de l’électricité- pas seulement la centrale en elle-même. La production d’électricité éolienne demande environ 50 fois plus d’espace que celle d’une centrale à gaz, et près de 100 fois plus qu’une centrale nucléaire. On parle ici d’étendue spatiale, l’espace entre 2 éoliennes peut être utilisé pour autre chose. Le co-usage est plus difficile dans le cas du solaire mais est possible sous certaines conditions via l’agrivoltaïque notamment.

Est-ce un frein à la transition ?

Outre l’aspect de l’acceptabilité sociale, qui devient problématique pour l’éolien en France par exemple, il y a 2 façons de considérer la question. Dans l’absolu, couvrir une infime fraction de la Terre avec des panneaux solaires suffirait à fournir suffisamment d’énergie à toute l’humanité. Mais en pratique il faut penser à comment amener cette énergie d’un point à un autre donc cette option n’en est pas une. Les différents pays ont tous des potentiels différents pour les renouvelables. Localement il pourra donc y avoir des limites dures à ce qu’il est possible de faire- d’où certaines discussions sur l’import/export de vecteurs énergétiques comme l’ammoniac et l’hydrogène. Mais pour beaucoup de grand pays/régions  (USA, Europe, Chine, etc) ce n’est à priori pas une limite physique mais plus une compétition pour les meilleurs emplacements entre différents usages.

Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.

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