Diplomatie économique multilatérale et influence – Entretien avec Mme Claude Revel, Ex-Déléguée interministérielle à l’intelligence économique auprès du Premier Ministre Français

Entretien publié le lundi 05 Septembre 2022

Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Claude Revel, pouvez-vous présenter votre parcours professionnel ?

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Claude Revel : Bonjour, j’ai actuellement plusieurs fonctions, présidente du GIE France Sport Expertise, conseillère stratégique auprès de SKEMA Business School, administratrice indépendante de la société Clasquin. J’étais précédemment conseillère maître à la Cour des comptes et encore avant, déléguée interministérielle à l’Intelligence économique auprès du Premier ministre français. J’ai travaillé à la fois dans le public, étant administrateur civil à l’origine et dans le privé, en tant que salariée puis en créant par deux fois ma structure.

C’est ainsi que j’ai commencé à pratiquer puis peu à peu tenter de conceptualiser les trois piliers de l’IE que sont la veille/anticipation, la sécurité et l’influence, le tout sur la base d’un traitement permanent de l’information, vraie matière première, constat que confirme et développe l’ère numérique, avec l’importance majeure des données.

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CADE: Qu’est-ce que la pratique de l’influence dans la sphère multilatérale ?

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Claude Revel : La sphère multilatérale s’incarne aujourd’hui dans ce qui a été organisé après la Deuxième Guerre mondiale, à savoir toutes les organisations mondiales dépendant des Nations Unies (dont  le BIT,la Banque mondiale, etc. ), puis l’OCDE puis l’OMC, … ainsi que les organisations régionales comme par exemple l’Union africaine, l’ASEAN et bien sût l’Union européenne. Toutes celles-ci sont des  organisations internationales qu’on appelle multilatérales parce qu’elles sont composées d’États. Et dans un cadre économique, elles sont là pour formuler des règles de conduite, des standards et parfois des accords (ex/ accords de libre-échange), et c’est ce qui est défini par la notion de diplomatie multilatérale. Il est important de préciser que non seulement ces organisations et les Etats qui les composent agissent dans le sens de la diplomatie multilatérale, mais on trouve aussi toutes les parties prenantes (c’est là que le jeu d’influence commence) telles que les ONG, les associations professionnelles, les syndicats internationaux, les très grandes entreprises multinationales et tous les lobbies divers et variés. Tous ces acteurs participent à la création de textes, de règles, de standards … ce qui est très important, parce qu’après quoi, tout cela va redescendre au niveau des Etats, certaines fois de manière obligatoire, comme les accords multilatéraux, et d’autres fois sous forme de standards, de règles et de recommandations comme celles de l’OCDE. Donc, c’est très important de pouvoir participer activement à ce jeu d’influences pour un Etat. Car pour ce-dernier la diplomatie économique multilatérale c’est aussi d’être en permanence présent dans la formation de ces règles, de principes, etc.

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CADE : Comment définiriez-vous la diplomatie économique multilatérale ? Et quels sont les acteurs pouvant exercer une influence sur les Etats ?

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Claude Revel : Avant tout, l’influence c’est convaincre soit par la séduction, l’émotion … soit par la conviction, les principes et le raisonnement. Il s’agit là de l’influence professionnelle. Ce que disait François-Bernard Huyghe de l’influence, c’est d’arriver à persuader quelqu’un, le convaincre, sans contrainte, en n’usant pas de la force ni contrat. Et la diplomatie économique se passe comme ça. Comment fait-on ? Eh bien, ce sont toutes les règles du lobbying professionnel. En général, quand on parle de lobbying on pense aux entreprises mais les Etats en font également. La diplomatie économique, c’est une sorte de lobbying ; c’est le fait qu’un Etat alloue des moyens pour influencer en vue de défendre les intérêts de la nation. Et comment fait-on ? Il faut très bien connaître les personnes à qui on s’adresse, les cibles, par exemple, la culture de l’OMC n’est pas du tout la même que celle de la Banque Mondiale, ni celle de l’OCDE, il est donc impératif de connaître les codes culturels, la manière de s’exprimer, la manière de rédiger les messages … aussi, il faut bien connaître les personnes auprès de qui on veut influencer ; ce n’est pas la peine de cibler systématiquement les grands chefs, parfois on doit juste cibler la personne qui est en train de rédiger tel texte. Donc il y a une base de veille, c’est pour cela que c’est lié à l’intelligence économique. Ensuite, sur la manière de rédiger des messages, il faut bien, au-delà des codes culturels, avoir une certaine capacité de raisonnement ; utiliser les bons arguments et toujours indiquer pourquoi ce qu’on propose sert l’intérêt général, que ce n’est pas seulement en vue d’un intérêt particulier, même pour un Etat. En outre, ce qui est important dans des règles de l’influence et de la diplomatie multilatérale, c’est de ne jamais agir seul, il faut toujours avoir des partenaires, et si possibles différents de soi, par exemple, des ONG qui défendent les mêmes opinions que vous. C’est ce que savent très bien faire les Etats-Unis. A titre d’exemple, quand on discutait la convention anti-corruption d’agents publics étrangers, à l’OCDE, en 1995, il y avait une ONG qui s’appelait Transparency International, et qui était un peu en appui de certains Etats (USA, …) parce qu’elle défendait à peu près les mêmes choses que ces-derniers.

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CADE : Quel est l’apport de l’intelligence stratégique à la diplomatie économique ?

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Claude Revel : L’intelligence stratégique complète la diplomatie économique. C’est la base, si j’ose dire. On ne peut pas faire de diplomatie économique ou de diplomatie tout court, si on n’a pas fait d’abord un travail d’intelligence stratégique. C’est à dire très bien connaître l’environnement dans lequel on va agir et exercer une action d’influence ; savoir qui sont les personnes, connaitre l’objet et les perspectives, et donc connaître l’environnement dans son ensemble par un processus de veille et d’anticipation. Car, cela ne sert à rien d’aller faire du lobbying, si on n’a pas une parfaite connaissance du terrain qu’on le connaît parfaitement. Le deuxième apport, c’est la sécurisation des positions. Car, comme je disais tout à l’heure, si on est complètement seul, on n’a pas beaucoup de chances de réussir. Il faut, pour sécuriser ses positions, avoir des alliés qui vont le cas échéant nous venir en aide. En outre, il faut être sûr qu’il n’y a pas de parties qui sont en train de vous attaquer, c’est à dire de faire de la contre influence. Et tout cela, c’est le rôle de l’intelligence stratégique. Par ailleurs, avant de faire de l’intelligence stratégique, il faut absolument avoir une vision. Vous n’arriverez à rien, si vous ne savez pas où vous voulez aller. Ensuite, tracer un ou plusieurs objectifs et concevoir la stratégie permettant de les atteindre.

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CADE : Pouvez-vous nous décrire le système français de diplomatie économique ? Auriez-vous un exemple de pays où la diplomatie économique française a fonctionné avec succès ? 

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Claude Revel :  En ce qui concerne le système français de diplomatie économique, il est relativement complexe. La France a deux grands ministères impliqués, que sont le ministère des Affaires étrangères et le ministère de l’Economie et des Finances pour l’aspect économique. Il y a une direction des entreprises dans chacun de ces deux ministères, rajouté à cela une direction du Trésor. Il peut y avoir de surcroit des arbitrages qui sont faits au niveau du Premier ministre, ainsi que du président de la République pour ce qui est des grands sujets. A l’extérieur, la France dispose d’un réseau diplomatique qui est aujourd’hui le troisième à l’échelle du monde, qui relaie les priorités en matière de diplomatie économique et qui est utile à l’accompagnement des entreprises françaises. Car il est très important que les entreprises, grandes ou petites, puissent compter sur l’appui des ambassades en termes d’ouverture de contacts, de réseaux, etc. En guise d’exemple, on a dans le domaine du sport une ambassadrice qui dépend du ministère des Affaires Etrangères, qui a le rang d’ambassadeur et qui va dans les pays où il y a des opportunités économiques en lien avec de grands événements sportifs internationaux, comme il va être le cas prochainement au Sénégal. Elle va soit avec des entreprises ou sinon sans elles à la rencontre de personnes clés, de décideurs si vous voulez, dans le cadre d’une action d’information. Etant donné que le but d’un diplomate économique est d’informer au maximum les autorités étrangères dans l’optique de promouvoir sur la base de ses forces économiques et de montrer sujet par sujet ce que pourraient apporter ces entreprises.

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CADE : Est-il possible de nous donner votre avis sur comment l’Algérie peut-elle construire les bases d’un modèle de diplomatie économique lui permettant d’être plus influente en Afrique ?

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Claude Revel :  C’est une question un peu complexe pour moi, car je ne connais pas très bien le système algérien de diplomatie économique. De manière très générale et vu de l’extérieur, je dirais que pour avoir une influence auprès d’un pays, admettons en Afrique, il faut essayer de montrer sa proximité, c’est-à-dire trouver des points communs, par exemple, en matière de culture, de pratiques, mais aussi en termes d’enjeux dans la mondialisation et des accords de libre-échange. Donc, se résigner à travailler les points communs sur la base desquels l’Algérie pourra trouver des alliés en Afrique. C’est cela le fondement même de la diplomatie économique. Et comme je l’ai dit un peu plus haut, ça commence par se trouver des alliés avec qui on partage quelque chose avant même d’entamer l’argumentation de terrain. Il y a très certainement des pays, en Afrique, avec lesquels l’Algérie a des points en commun et des enjeux communs. Il faut en choisir quelques-uns pour commencer, et c’est là qu’intervient l’intelligence stratégique, qui aura pour rôle d’identifier les pays leviers, les actions à mettre en place auprès de ces pays et les positions communes à adopter. Cela pourrait concerner un accord multilatéral, avoir une position commune avec trois ou quatre pays de manière à promouvoir une position qui reflèterait celle de l’Algérie. Et à force de travailler de la sorte on arrive peu à peu à rayonner et les alliés vont commencer à arriver et d’autres pays s’y joindront par effet boule de neige. Néanmoins, il reste fondamental de travailler sur des points communs, des valeurs communes et des enjeux communs en matière de diplomatie économique. Une dernière chose, la notion de coopétition est importante, en diplomatie économique comme en intelligence économique, parce qu’on n’a pas d’amis ou d’ennemis relevant d’un vocabulaire émotionnel, on a des partenaires ou des adversaires. Ainsi, le partenaire qu’on peut avoir un jour, le lendemain, celui-ci peut devenir l’adversaire et vice versa. Donc, il faut savoir coopérer avec des pays envers lesquels nous ne partageons pas forcément les mêmes positions sur certains sujets, mais sur un autre sujet qu’on va déterminer comme prioritaire, cela s’avèrera être utile de s’allier avec lui. Je pense que c’est la base d’une diplomatie économique réussie.

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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.

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