Entretien avec François JAKOBIAK, Expert en information stratégique, intelligence économique et innovation, Auteur de l’ouvrage de référence : « L’intelligence économique : Techniques et outils »

Interview publiée le 22 Février 2021

Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour François JAKOBIAK, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs, nous parler de votre parcours et de vos ouvrages en lien avec l’intelligence économique ?

François JAKOBIAK : De formation scientifique (ingénieur chimiste), chef de laboratoire de recherche dans un grand groupe industriel français dans les années 60, chargé de l’informatisation de l’ISTE (information scientifique, technique, économique) dans les années 70, François JAKOBIAK, a été responsable de la mise en place et du fonctionnement du réseau de Veille Technologique d’Elf Atochem, filiale chimique d’Elf Aquitaine de 1988 à 1994. Il a été, en 1989, co-président du groupe « Veille Technologique et Politique de Propriété Industrielle » de la Commission Riboud du Xème Plan, puis, en 1992/1993 membre du groupe « Intelligence économique et Stratégie des Entreprises » du XIème Plan. Membre de l’American Management Association International (1991/1994). Chevalier de l’Ordre National du Mérite, au titre du Ministère de la Recherche, en 1992 car il avait été chargé de mission interministériel en 1985, dans le Cabinet d’Hubert Curien, Ministre de la Recherche et de la Technologie.

En 1993-1994 il représente Elf au sein de la Commission Martre « Intelligence Economique et stratégie des entreprises » du XIème Plan qui a officiellement créé l’IE en France.

Entre 1988 et 1994 il publie aux Editions d’Organisation : « Maîtriser l’information critique » (1988), »Pratique de la Veille Technologique » (1991), « Exemples commentés de Veille Technologique » (1992) ; puis, chez Dunod, « Le brevet source d’information » (1994).

François Jakobiak quitte l’industrie en mars 1994 et crée en mai 1994 son entreprise EXISTRAT où il devient spécialiste du conseil en entreprise pour proposer des outils pratiques d’implantation de la veille technologique ou concurrentielle et de l’intelligence économique. Conférencier international sur ces thèmes, il effectue de très nombreux déplacements en France et aussi fréquemment en Europe, Afrique (Algérie, Maroc, Tunisie), Amérique (USA, Brésil, Antilles), Asie (Chine, Japon).

Il est chargé de cours d’intelligence économique de 1995 à 2013 dans plusieurs universités et grandes écoles, (E.M. Lyon, Centrale Lyon, EEIE Versailles, ISE Paris, IDRAC Lyon…) il a publié, depuis 1988, dix ouvrages d’information scientifique, technique et stratégique et a aussi enseigné de 1995 à 1999 à l’Ecole Centrale de Paris (Mastère Management de la Technologie) et à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) dont il est Professeur Honoraire.  Il est nommé en avril 2004 membre de la Commission Consultative pour la Formation à l’Intelligence Economique, par Monsieur Alain Juillet, Haut Responsable pour l’Intelligence Economique. Membre émérite de l’Académie de l’Intelligence Economique, il a également enseigné de 2009 à 2012 l’intelligence économique dans les sessions d’initiation de l’IHEDN, Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale et à l’IGPDE du Ministère de l’économie et des finances (MINEFI).

Ouvrages publiés depuis 1995 :

  • 1995 aux P.U.France  » L’information scientifique et technique » Que sais-je ? N° 3015 ; (réédité en 1996)
  • 1998, Éditions d’Organisation, « L’intelligence économique en pratique »
  • 2004, Editions d’Organisation : « L’intelligence économique, la comprendre, l’implanter, l’utiliser »
  • 2005, Editions d’Organisation : « De l’idée au produit, Veille, R&D, Marché. »
  • 2006, Editions d’Organisation (Eyrolles) : « L’intelligence économique, la comprendre, l’implanter, l’utiliser » 2ème édition.
  • 2009 aux Editions d’Organisation : « L’intelligence économique, techniques et outils ».

Edition électronique chez KDP Kindle Direct Publishing (e-book) :

  • Vingt ans d’intelligence économique (2014)
  • Balades en Intelligence Economique (2017)

CADE : Quel regard portez-vous sur l’intelligence économique, en France, depuis le rapport Martre en 1994 ?

François JAKOBIAK : Le rapport Carayon a donné en 2003 une nouvelle impulsion à l’IE en France, matérialisée par la création en 2004 par Alain Juillet de la Commission Consultative pour la Formation à l’Intelligence Economique qui a présenté son rapport en mai 2005.  J’étais l’un des 16 membres de cette commission tous nommés par leurs pairs.

Une dizaine d’années plus tard, l’extrait suivant de la conclusion de mon e-book « Vingt ans d’intelligence économique » vous indique les points de base de réponse à votre question :

« … la compétitivité est le point de passage obligé pour accéder à une croissance suffisante permettant de résoudre notre obsédant problème du chômage. Les pouvoirs publics le constatent, le comprennent et agissent pour mobiliser les énergies. C’est sur le terrain que le combat se gagnera car la compétitivité, comme la croissance, ne se décrète pas. Il faut se battre constamment et l’intelligence économique est une des armes pouvant contribuer à atteindre les objectifs nationaux. »

Les professionnels de l’intelligence économique ont compris les récents messages sur l’usage offensif de l’information : l’influence et le lobbying ne sont pas des dérives malsaines du commerce et de l’économie, ils sont devenus des impératifs si nous souhaitons nous maintenir dans le peloton de tête des pays développés ce qui n’est ni assuré ni garanti.

Il faut d’abord y croire, en permanence et il est recommandé d’apprendre à souffrir au lieu de se laisser hypnotiser par le maintien des avantages acquis ou le pernicieux principe de précaution, malencontreux enfant du début du 21ème siècle. La volonté de gagner doit être générale et nous conduire à développer notre aptitude à innover comme à nous diversifier.

En amont de l’innovation, développer l’esprit de créativité est essentiel.

En aval c’est l’aptitude au développement pratique, industriel ou commercial qui conditionne le succès. Parallèlement aux toniques actions offensives, il serait suicidaire de négliger les mesures défensives, peut-être moins exaltantes mais indispensables car la sécurité de l’économie et des entreprises en dépend et la cybercriminalité, comme la prévention et la gestion des risques, sont des parties importantes de l’intelligence économique actuelle. »

J’ajouterais, toujours extrait de cet e-book le passage suivant :

« Olivier Buquen (Délégué Interministériel à l’IE) a rappelé que le renforcement de la compétitivité de l’économie du pays et la création d’emplois étaient au cœur de la stratégie de l’Etat en matière d’intelligence économique. Il a très clairement rappelé le triple rôle qu’exerce l’Etat en la matière :

  • Un rôle de vigie disposant d’outils de veille et de réseaux d’information lui permettant d’être proactif en matière de compétitivité de la France.
  • Un rôle de stratège soutenant et organisant les filiales industrielles.
  • Un rôle de protecteur soutenant les établissements de recherche français.

A côté de ce rôle primordial dans le domaine de l’intelligence économique pour l’entreprise, le Délégué Interministériel et son équipe œuvrent également pour le renforcement de l’intelligence économique territoriale.

CADE : Quel est l’intérêt de l’intelligence économique pour une organisation dans la période post-Covid ?

François JAKOBIAK : Les trois rôles de l’Etat : vigie, stratège, protecteur seront très utiles en période post-Covid compte tenu des bouleversements à attendre puis à maîtriser ! 

Lorsque cette grave crise mondiale sera terminée il est vraisemblable que la situation s’améliorera très sensiblement pour l’économie mondiale. Comme après la seconde guerre mondiale, les besoins seront énormes dans beaucoup de secteurs d’activité et que les opportunités de développement seront nombreuses pour rattraper les retards assimilés d’abord, pour aller ensuite vers une cascade d’améliorations, notamment dans l’amélioration du travail. Au niveau des grands organismes internationaux des plans d’aide, de sauvegarde, seront nécessairement proposés comme le Plan Marshall qui en 1948/52 a été particulièrement utile à l’Europe, continent qui avait été saigné à blanc par le conflit mondial.

Dans ce contexte l’intelligence économique aura sans aucun doute une occasion de largement se développer et c’est au niveau mondial que les trois rôles étatiques cités plus haut auront toute leur plénitude de vigie, de stratège, de protection. C’est du moins comme cela que je prévois la tendance majeure de l’avenir post-Covid. J’espère ne pas me tromper.

Pourquoi ? Parce que l’expérience prouve que le pire n’arrive jamais, le pessimisme a moins de chance de triompher que l’optimisme.

CADE : Qu’est-ce qu’un dispositif d’intelligence économique performant ?

François JAKOBIAK : Au niveau de l’entreprise on doit considérer que le dispositif est performant s’il apporte des résultats satisfaisants dans l’observation, la recherche et la détection de l’information à caractère stratégique permettant de détecter les menaces et saisir les opportunités de développement dans le domaine d’activité de l’entreprise, sans perdre de vue que l’on doit considérer ce domaine comme étant relativement évolutif.

Pour atteindre cette qualité de performance un certain nombre de préalables sont nécessaires ; sans les détailler ici, cela signifie, par exemple qu’il y a lieu de sérier systématiquement les informations détectées ; elles ne sont pas toutes du même niveau. Disons qu’il y a lieu de distinguer les informations critiques des informations intéressantes et des informations courantes. (Ces dernières, de moindre importance, contiennent parfois les « indices faibles » pouvant, à terme, devenir importants).

CADE : Dans une publication parue sur le magazine veillemag, vous dites : « en matière de guerre économique, Christian Harbulot défend une position offensive, lucide et réaliste ». Pourriez-vous nous en dire davantage ?

François JAKOBIAK : Il existe des spécialistes de l’IE de différentes « écoles » ; certains sont plutôt défensifs d’autres plutôt offensifs. Je les caractérise par la lucidité et le réalisme.

La lucidité consiste à bien comprendre que si beaucoup d’intervenants sont neutres certains cherchent à nous nuire ou sont trop curieux vis-à-vis de nos activités. La naïveté consisterait à les ignorer à penser que tout le monde est « fair-play ». Non, il y a des « vicieux » prêts à tout, ou presque. Il vaut mieux les détecter.

Le réalisme consiste dans cette activité à être conscient que tout n’est pas possible, qu’il est impossible d’absolument tout savoir. Il faut disposer de méthodes permettant le tri sélectif couplé à un dispositif d’alerte performant et évolutif. C’est à partir de ce dispositif que sont organisées les actions à réaliser.

CADE : Vous nous avez confiés avoir intervenu plusieurs fois comme formateur en intelligence économique à Alger (Algérie). Quelles ont été vos impressions sur l’implication des étudiants algériens en matière d’intelligence économique ?

François JAKOBIAK : Mes interventions à l’ISGP (Institut Supérieur de Gestion et de Planification) dans le cadre du Master Spécialisé IEMS en juin et septembre 2012 avaient pour objectif « Comprendre, implanter, utiliser, piloter un dispositif d’intelligence économique dans l’optique du management stratégique ». J’ai présenté une quinzaine de modules, par diaporama, de mon système SYMEXIP tout à fait analogues à ce que j’ai présenté à l’Université Libre de Bruxelles, à l’Ecole Européenne d’Intelligence Economique de Versailles (Paris) ou à l’Ecole du Management de Lyon. Les étudiants quant à eux avaient, par groupe à préparer des études de cas sur des sujets techniques propres à l’Algérie (nouvelles énergies par exemple). La qualité des étudiants algériens était remarquable et je l’ai immédiatement notée dès ma prise de contact avec le responsable de ce Master et les étudiants. Leur niveau n’avait absolument rien à envier à ceux des masters belges et français. Il s’y ajoutait une aptitude au dialogue caractéristique des personnes du bassin méditerranéen que je connais très bien pour avoir enseigné des années à Marseille et à Nice (Sophia-Antipolis).

Le courant est très bien passé, je l’ai noté dans mon journal. « J’ai été remarquablement accueilli par le patron du master IEMS … logé au splendide hôtel El Aurassi dont j’avais fait connaissance lors de mon premier séjour à Alger en janvier 1988… ». Après ma première intervention fin juin 2012 je retrouve fin septembre (le mardi 25 septembre 2012 en fin d’après-midi pour être précis) le patron du master et les 20 étudiants qui se disent ravis de me retrouver ! Je lis sur mon journal : « Je suis également ravi et c’est la première chose que je leur dis ». Tout cela ne s’oublie pas.

Et je vous garantis que la qualité de leur travail était tout à fait au niveau international, des étudiants très impliqués faisant preuve d’imagination dans une ambiance « cool », décontractée et positive. Excellent !

CADE : selon vous, comment l’Algérie pourrait développer son propre modèle d’intelligence économique ?

François JAKOBIAK : Pour répondre de façon professionnelle à cette question importante voire fondamentale il serait nécessaire de réaliser un audit de ce problème. C’est ce genre d’approche qui à mon avis s’imposerait. Je vous en donne quelques éléments :

L’audit est « la mission d’examen et de vérification de la conformité (aux règles de droit, de gestion) d’une opération, d’une activité particulière, de la situation générale d’une entreprise » (ou d’une entité plus large comme un conglomérat, un ministère).

Si j’applique cette définition à l’intelligence économique je dirais que l’audit de l’IE :

C’est la mission d’examen et de vérification de l’IE sous tous ses aspects :

  • Organisationnel,
  • méthodologique,
  • opérationnel.

Je vous indique quelques pistes d’approche :

Pourquoi l’audit ? On peut dire que l’on veut, par l’audit :

  • Connaître l’EXISTANT,
  • préciser le SOUHAITABLE,
  • bien déterminer le POSSIBLE.

 Je vous donne quelques éléments de la structure de l’audit IE :

  1. Opérations de surveillance
  2. Opérations d’exploitation : diffusion, analyse, validation, synthèse
  3. Opérations de décision : documents d’aide à la décision, SWOT, processus de décision.
  4. Dispositifs spécifiques. Par exemple : organisation en réseaux, règles d’éthique et déontologie, accès au renseignement économique, etc.

Spécificité algérienne :

C’est un pays qui devrait accorder une importance primordiale aux nouvelles sources d’énergie : solaire, éolien, couplage solaire-éolien, dessalement de l’eau de mer…

Dans ce domaine, sa position géographique, sa grande surface et ses ressources lui donnent des atouts considérables dont il a vraiment intérêt à tirer le maximum.

CADE : Pour finir, quelle définition donneriez-vous à l’intelligence économique après avoir consacré de nombreuses années dans ses pratique et théorisation ?

François JAKOBIAK : Je considère que la définition que nous avions donnée au sein de la Commission pour la Formation à l’Intelligence Economique en 2005 demeure toujours valable :

« L’Intelligence Economique consiste en la maîtrise et la protection de l’information stratégique pour tout acteur économique.

Elle a pour triple finalité :

  • La compétitivité du tissu industriel,
  • la sécurité de l’économie et des entreprises,
  • le renforcement de l’influence de notre pays.

Néanmoins je pense utile de signaler qu’en 2013 une intéressante structuration en quatre axes est donnée au plus haut niveau, en Conseil des Ministres. (Elle approfondit la définition générique donnée plus haut) :

« L’intelligence économique est un outil d’aide à la décision qui se décline en quatre axes :

  • Pédagogique (sensibilisation)
  • anticipation (par surveillance)
  • sécurité économique (prévention des risques)
  • influence de long terme (sur l’environnement économique). »[1] 

[1] Ces points sont développés dans l’e-book Kindle Direct Publishing « Vingt ans d’intelligence économique ». F. Jakobiak. 2014.  

Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.                 

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