« La prolifération des fakes news, un défi à l’intelligence économique » – Entretien avec Henri Dou, Professeur des universités et Expert en Intelligence Économique

Entretien publié le 28 Décembre 2021

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Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour Henri Dou, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Henri Dou : Après un doctorat en Chimie (en partie à l’Université St Francis Xavier au Canada) et un diplôme d’Ingénieur en pétroléochimie, j’ai rejoint le CNRS, où j’ai occupé différents postes de chercheur (Directeur de recherche), puis de chargé de mission auprès de la Direction Chimie et de la Direction générale.  J’ai ensuite rejoint l’Université (Université Aix Marseille III) comme Professeur en Science de l’Information et j’ai développé les premiers enseignements de Veille Technologique, en France, et d’Intelligence Économique au Brésil, en Indonésie, en Malaisie, etc. Je suis également Professeur Associé dans différentes universités étrangères et expert dans diverses organisations internationales. En outre, je suis consultant et gérant de la Société Matheo Software, ainsi que Professeur Associé à l’Université de Corte (Diplôme d’Université en Intelligence Économique).

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CADE : Quelle est votre définition des « fakes news » (fausses informations, infox) ?

Henri Dou : Il faut distinguer dans les fakes news, celles qui sont émises par des acteurs « humains » et celles qui proviennent de « bots », c’est-à-dire d’informations automatisées. Ces-dernières ont pour objectif de saturer les réseaux et de faire baisser le niveau informationnel, en d’autres termes diluer les fausses informations dans les réseaux classiques. Les fakes news sont donc généralement des informations fausses, mais qui peuvent se « déguiser » en utilisant partiellement des informations véridiques. Ce mélange de vrai et de faux est souvent délétère car il peut leurrer des personnes de bonne foi.  Les fakes news sont généralement diffusées dans des buts précis : déstabiliser des États ou des partis politiques, voire des entreprises, ou introduire un climat de suspicion (par exemple vis-à-vis du vaccin contre la COVID-19, etc.). Malheureusement, notre époque est particulièrement sensible aux infox, car nous vivons un temps instable et sujet au « predicament », on peut prendre à titre d’exemple la pandémie, le dérèglement climatique et les affrontements géopolitiques divers.

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CADE : Quel est votre regard sur la prolifération des fakes news ainsi que leur impact sur la pratique de l’intelligence économique ?

Henri Dou : Les fakes news ont différents impacts sur les concepts et méthodes de l’Intelligence Economique. En effet, elles peuvent induire en erreur, saturer le paysage informationnel, conduire à un surcroît de travail pour les acteurs de cette discipline et les contraindre à un enseignement plus spécialisé. Il faut donc essayer dans la mesure du possible de les détecter. Pour cela, la pratique du doute critique (critical thinking) doit être enseignée avec une connaissance des différents biais (cognitifs, de formation, de condition sociale, etc.). Il va aussi falloir éviter à la lecture de fakes news les réactions à chaud, c’est-à-dire les réactions liées principalement à notre coefficient émotionnel, cela inclut d’éviter les tweets souvent réalisés sous l’effet de l’émotion car on répond « à chaud ».  Il faut par ailleurs reconnaître que les fakes news ne peuvent quasiment pas être reconnues par des systèmes informatiques de traitement des données. C’est l’intelligence humaine, par la pratique, qui fera la différence. Il faut donc que les praticiens en Intelligence Économique, selon les recherches à effectuer et les demandes de tiers, déterminent dans quelle mesure le sujet à traiter peut faire l’objet de fakes news, cela aidera à les reconnaître et à rester sur ses gardes. Un autre problème pouvant être rencontré par le praticien en Intelligence Économique, c’est le fait de convaincre certains de ses clients intoxiqués par les fakes news et persuadés de détenir la « vérité vrai ».

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CADE : En intelligence économique, l’information revêt un caractère stratégique. Dans ce sens, la désinformation constitue-t-elle un défi ou un instrument à l’intelligence économique ?

Henri Dou : Avec cette question on entre dans un des aspects de l’Intelligence Économique, qui est celui de l’influence et du soft power. Arriver à faire « penser et agir les gens » sans contrainte mais dans un intérêt tiers est en fait l’objet de l’influence. Elle peut être positive (par exemple, les bonnes pratiques pour lutter contre les épidémies), ou négative à l’image des lobbies agissant pour le maintien de certains pesticides ou pour nier l‘influence de certains faits de pollution.

L’influence est aussi un instrument des gouvernements et dans ce cas on ne sait pas réellement qui utilise les fakes news (exemple, des ingérences étrangères lors d’élections présidentielles, etc.). On peut supposer que ceux-ci ont un rôle, mais qui reste difficile à prouver. Il est donc certain qu’en Intelligence Économique, un exercice « non étique » peut tout à fait conduire à l’utilisation de fakes news.

En outre, il faut se méfier des fakes news « augmentées » c’est-à-dire de l’utilisation de fausses vidéos ou de faux discours, encore plus interpelant que les textes. En effet, les systèmes de synthèse vocale, le « face morphing », permettent la réalisation de fakes news par détournement de discours ou d’autres variantes de plus en plus performantes dans ce domaine.

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CADE : En quoi les nouvelles techniques de communication rendent-elles l’arme informationnelle plus efficace ?

Henri Dou : Nous allons laisser de côté les fakes news, pour se focaliser sur l’information. Actuellement, tout le monde avec un ordinateur et un téléphone portable ou les deux à la fois peut s’informer grâce à la disponibilité des réseaux haut-débit pour l’accès à Internet, ou des réseaux 3, 4 et 5G. Cette information est instantanée. Elle constitue ainsi une arme encore plus efficace que la propagande du « temps jadis ». Comme pratiquement tout le monde accède aux réseaux et peut transmettre des informations (raisonnées pour les blogs et sites sérieux, mais instantanées pour les photos, les vidéos, etc.), on se trouve en face d’un système qui porte en germes les éléments de la déstabilisation. Devant ce fait, les chaînes d’information en continu (Radios ou TVs) plus ou moins contrôlées essaient de diffuser « la parole officielle », mais en même temps sont soumises aux règles de la publicité pour assurer leur financement.  Il faut à cela ajouter la presse écrite dont une partie est distribuée gratuitement. On est ainsi en face d’un système mouvant, multiforme, dont la maîtrise n’est pas encore pleinement assurée. Là se trouve l’enjeu actuel ; comment dans ce monde informationnel multiforme trouver les bons « canaux » permettant de toucher le public le plus large et de le convaincre ? On voit actuellement, mais ce n’est peut-être qu’une tendance éphémère, que l’enjeu est de choisir une multiplicité de créneaux permettant de toucher des publics très divers et ceci avec l’aide des nouvelles techniques de communication. La publicité « en push » que l’on reçoit via l’Internet ou le téléphone en est un exemple. Mais cela peut bien entendu être étendu au niveau social ou politique.

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CADE : Quel est le rôle des « chambres d’écho » dans les mécanismes de propagation des fausses informations ?

Henri Dou : On va introduire un distinguo. Les chambres d’écho générales touchant une multitude de personnes ne sont pas à mon avis à considérer car la réactivité des personnes aux profils très variés est très difficile à formaliser. Par contre, on va prendre en considération les chambres d’écho plus petites comprenant des groupes de personnes plus restreints. Dans ce cadre, le rôle de ces chambres d’écho est dévastateur car elles vont pousser vers des individus déjà partiellement convaincus des informations qui vont toutes dans le même sens, ceci à cause des algorithmes d’une part, puis ensuite par la rediffusion des informations par ceux qui les ont reçues vers d’autres personnes aussi convaincues. Cela renforce alors la certitude « d’une fausse vérité » et va rendre les personnes concernées imperméables à tout réalisme ou propositions sensées. En outre, la rediffusion se faisant en temps quasi réel, la propagation de la rumeur devient encore plus rapide que le démenti possible de médias bien informés, ce qui va renforcer le sentiment de méfiance. Le complotisme et les groupes plus ou moins sectaires en sont des exemples. En outre, il faut noter que cela peut aussi toucher les sujets les plus divers, depuis les ultra-végétariens, en passant par les antivirus et les climato-sceptiques.

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CADE : Comment définiriez-vous la notion d’espace informationnel autonome dans un contexte de guerre systémique de l’information ?

Henri Dou : Une des définitions possibles peut être liée comme dans le cas du renseignement à la qualité des sources (on dira alors bouquet de sources informationnelles validées), ainsi qu’à la qualité de la ou des personnes qui vous transmettront l’information (dans le cas des informations orales). Cet espace informationnel peut s’étendre au cercle de personnes, qui ayant une pratique du doute critique et constructif, analyseront des informations diverses auxquelles on aura ensuite accès. Ainsi, on pourra faire confiance à certains blogs ou think-tanks. Une des manières de visualiser cet espace est de considérer qu’une information brute doit être mise en contexte et analysée pour avoir une réelle valeur. Ce sont alors les acteurs de confiance effectuant ce processus qui seront les acteurs d’un espace d’information autonome. Ne pas oublier que cette pratique peut être exercée à titre personnel, en se posant toujours les mêmes questions : source de l’émission, pourquoi l’information a été émise, à quel propos, dans quel contexte, etc.

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CADE : Selon vous, la loi « anti-fake news » sera-t-elle efficace à l’approche de l’élection présidentielle de 2022 ?

Henri Dou : Non absolument pas. Une loi ne peut pas bloquer l’Internet, ni les sites web, ni les rumeurs. C’est uniquement un gadget politique pouvant être utilisé à double tranchant : puisque la loi existe toutes les informations émises par certains canaux sont bonnes, d’autres canaux que l’on pourra stigmatiser au titre de la loi seront donc mauvais. Mais de toute façon, l’information circulera. En fait, il est très difficile de « tuer les idées ».

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CADE : Que pensez-vous du « Digital Services Act », la potentielle arme législative européenne pour entre autres lutter contre la désinformation ?

Henri Dou : L’intention est bonne, mais il faut l’appliquer à tous les niveaux. Mais à ce moment-là, se posera alors le problème de l’extra territorialité ; savoir que faire, en Chine, en Russie, dans un endroit reculé du monde, et savoir qui mettra à disposition des plateformes de diffusion. Par exemple, force est de constater que le harcèlement scolaire qui a conduit à des suicides dus entre autres à l’utilisation des réseaux sociaux, n’a pas conduit à la condamnation de ces-derniers, ni à la mise en place de filtres permettant d’éviter de telles dérives.

L’intention est donc bonne dans l’absolu mais ce qui reste fondamental est sa mise en application ; des acteurs du numérique comme Google, Facebook, etc. Vivent de la publicité et du trafic effectué sur leurs plateformes et force est de constater que si nous avons souvent évoqué le problème de la responsabilité, rien n’a encore été réellement fait dans ce sens.

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Pour plus d’informations :

Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.

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