« Guerre économique : qui est l’ennemi ? ». Entretien avec Maxime Renahy, Journaliste d’investigation

Entretien publié le 24 Mai 2023

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« Guerre économique » est une publication annuelle de référence de l’Ecole de Guerre Économique (EGE) à travers son centre de recherche 451. Les directeurs d’ouvrage sont : Christian Harbulot, Lucie Laurent et Nicolas Moinet. Cet ouvrage collectif regroupe plusieurs intervenants, dont Maxime Renahy qui traite le chapitre : « La finance, cet ennemi qui ne sert que ses intérêts ».

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Maxime Renahy a été administrateur de fonds d’investissement à Jersey puis au Luxembourg entre 2007 et 2012, dans l’un des plus importants cabinet d’avocats de l’île. Durant cette même période, il a travaillé bénévolement avec la DGSE dans le but de collecter des informations susceptibles de défendre les intérêts français. Il est formateur en investigation économique depuis 2022, journaliste d’investigation et auteur de « Là où est l’argent » (éditions Les Arènes, 2019).

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Centre Algérien de Diplomatie Economique : Sur la partie « Edito » de louvrage, Christian Harbulot, Directeur de lEcole de Guerre Economique, pose la question suivante : « Qui est l’ennemi ? ». Selon vous, quel est le sens de cette question ?

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Maxime Renahy : Le titre « Qui est l’ennemi » peut être perçu comme étant va-t-en-guerre. Mais, au-delà de cette formule un peu provocatrice, l’objectif de la revue est de mettre en évidence un conflit. Qu’est-ce que cette guerre économique que nous vivons en France et à l’étranger ? Quelles en sont les conséquences ?

Déterminer l’identité de l’ennemi n’est pas uniquement pointer du doigt les puissances étrangères qui attaqueraient les intérêts français. La réalité du Covid a démontré factuellement que notre pays n’était plus en mesure de fournir des produits médicaux de première nécessité ; notre désindustrialisation nous a mené dans une position de faiblesse, ou de grande instabilité. Dans la continuité de la crise sanitaire, la guerre en Ukraine est arrivée comme un rappel, pour nous obliger de façon urgente à repenser la question de notre souveraineté dans les domaines stratégiques tels que l’énergie et la Défense. Le réchauffement climatique et la pénurie d’eau en France sont également des défis majeurs.

Pour remédier à ces erreurs, nous proposons un état des lieux, pour trouver de nouveaux moyens d’actions et de coopération à travers le droit, la formation, l’information, l’investigation et l’influence.

Dans l’ensemble, la question « Qui est l’ennemi? » invite à adopter une perspective stratégique pour comprendre les défis économiques, géopolitiques et climatiques auxquels nous sommes confrontés.

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CADE : Pouvez-vous mettre en lumière les mécanismes financiers qui prennent pour cible les entreprises françaises dans un contexte de guerre économique ?

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Maxime Renahy : Tout dépend du type d’industrie et également du profil de l’acteur qui attaque des actifs stratégiques français. Si c’est un fonds d’investissement basé dans les paradis fiscaux, il utilisera de nombreuses holdings basées dans différentes juridictions offshore rendant presque impossible l’identification des ayants-droits réels. Le but de cette manœuvre est de rendre difficile, voire impossible, toute action juridique de la part de salariés, du fisc ou de la Justice contre les actionnaires et/ou les dirigeants d’un groupe, en cas de mise en place de schémas frauduleux par celui-ci (par exemple : liquidation frauduleuse, spoliation de la participation des salariés, fraude fiscale, abus de bien social, investissements illicites). Cela peut également lui permettre de blanchir l’origine de fonds provenant de fraudes fiscales ou « recyclant » l’argent des mafias.

D’autres stratagèmes permettront d’éluder l’impôt dans le pays où la valeur est produite. Ainsi l’endettement fictif de certaines sociétés, défiscalisant abusivement les profits par le truchement de prêts intragroupes aux taux usuriers.

Du côté des multinationales, je constate que la fraude aux prix de transferts est systémique. Elle consiste pour certaines de ces sociétés à facturer des services fictifs, ou à surfacturer des services réels, à des filiales situées dans des juridictions offshore, pour y faire remonter massivement les profits.

Cela dit, ces montages financiers ne suffisent pas toujours à déposséder un pays de ses actifs stratégiques. Tout cela ne pourrait pas exister sans la connivence de politiciens haut placés. Nous l’avons bien vu, dans le cas de l’attaque d’entreprises françaises par les Etats-Unis, comme Alstom, Alcatel-Lucent et Technip. Ces déstabilisations n’auraient pas pu aboutir sans l’aide active d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique. La réussite de la puissance américaine se construit d’une part sur des montages financiers offensifs et opaques, d’autre part sur l’aide de politiciens et haut-fonctionnaires alignés pour mener à terme ses opérations. A nouveau, de ce point de vue, l’ennemi c’est aussi nous-mêmes. Le jour ou la société civile française sera suffisamment consciente de ces enjeux, peu d’attaques étrangères seront susceptibles de mettre à mal les intérêts collectifs.

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CADE : Que recouvrent les dernières tendances des pratiques liées aux fonds dinvestissement ?

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Maxime Renahy : Tout d’abord, de quel type de fonds d’investissements parlons-nous ? Si nous parlons des fonds américains et européens, notamment au Luxembourg, où résident la plupart des fonds d’investissements européens, leur stratégie est simple à lire. Il s’agit de faire une razzia sur les pépites industrielles stratégiques françaises telles que Exxelia, HGH, Souriau, Latécoère, CLS, ou prochainement les antennes parisiennes.

Ces opérations sont particulièrement préoccupantes. Prenons l’exemple du groupe américain Phoenix Tower International, dont le propriétaire, The Blackstone Group, est basé notamment aux îles Caïmans, aux îles Vierges Britanniques et au Delaware. Le groupe Phoenix est actuellement en pourparlers pour acquérir 1 226 sites de télécommunications en France auprès du groupe espagnol d’infrastructures Cellnex depuis mars 2022. En s’offrant cette entreprise, Phoenix Tower International obtiendrait la possibilité d’accéder à environ 600 toits-terrasses situés dans Paris intra-muros. Lesquels pourraient être utilisés pour installer des dispositifs d’écoute tels que des IMSI-catchers, des petits appareils capables d’intercepter toutes les communications électroniques émises depuis un téléphone mobile (appels, SMS, trafic Internet, etc.).

Sans hasard, ces acquisitions sont systématiquement réalisées dans les paradis fiscaux . Sans le feu vert de Bercy, ces fonds d’investissements ne pourraient pas prendre le contrôle de ces actifs. C’est en effet la cellule des Investissements étrangers en France qui instruit les acquisitions de ce genre.

Contrairement à une idée reçue, le recours aux paradis fiscaux ne sert donc pas uniquement à pratiquer « l’optimisation fiscale ». Il vise aussi et surtout à anonymiser les transactions, les investissements et l’identité réelle de leurs bénéficiaires. La limitation de la durée de vie des sociétés ou l’éclatement des montages financiers dans diverses juridictions complexifie également l’identification du donneur d’ordre, responsable en cas de fraude.

En se drapant ainsi dans une cape d’invisibilité, les bénéficiaires de ces montages diluent le risque de poursuites judiciaires, et couvrent d’opacité leurs opérations d’influence.

On parle de paradis fiscaux, mais il s’agit surtout de « paradis légaux » qui créent une sorte de droit sur mesure, contraire au droit international. Ces juridictions offshore sont les avant-postes de la guerre économique.

Ensuite, si nous parlons des fonds français, tout comme les fonds européens, ceux-ci se trouvent devant deux dilemmes : leur extrême opulence, et les nouvelles réglementations européennes concernant la réduction de leurs émissions directes et indirectes de gaz à effets de serre.

Paradoxalement, le fait qu’une partie importante des gestionnaires de fonds français aient beaucoup de liquidités rend la planification de leurs investissements très ardue. Ils ne savent plus dans quoi investir leurs surplus d’argent. D’après mes échanges avec certains fonds, les opportunités d’investissements pertinentes manqueraient cruellement.

Parallèlement à ce trop-plein de richesse et à la réduction des opportunités d’investissements, les nouvelles obligations européennes en termes de report extra-financier vont à priori contraindre les fonds d’investissements français et européens à réévaluer drastiquement leurs stratégies d’investissement. Cette évolution législative constitue certainement un tournant majeur dans l’histoire de la finance.

Pour le moment, l’obligation incombant aux personnes publiques et privées de publication d’un bilan carbone complet n’est pas toujours respectée. Et lorsqu’elle l’est, ces bilans peuvent comprendre des informations erronées. Aussi, les fonds vont devoir s’assurer que les entreprises dans lesquelles ils investiront respecteront ces obligations extra-financières, incluant la réalisation d’un « plan de transition » (en somme, une décarbonation de leurs activités). Dans le cas contraire, ils prendront un risque réputationnel et juridique qui pourrait s’avérer très important.

En effet, il est très probable que des salariés, citoyens et activistes se saisissent (à raison) de cette problématique très prochainement. Si une part non négligeable des sociétés françaises ne respecte pas la réglementation quant à la publication de leurs émissions carbone directes, l’on peut donc supposer que la nouvelle obligation de publication de leurs émissions indirectes, et d’un plan de transition ambitieux, ne sera pas respectée spontanément par les grands pollueurs.

De nouveaux acteurs pourraient émerger dans le monde de l’investissement dans les mois et les années à venir. Les Français commencent à vouloir donner du sens à leur épargne et aussi à leur épargne salariale. Ils sont aussi conscients que les critères ESG, censés labelliser un investissement durable et responsable, sont loin de garantir le respect des droits humains ou la soutenabilité écologique des projets économiques. Il s’agit bien souvent de greenwashing.

Des fonds dédiés au financement du « Made in France » pourraient fleurir d’ici 2024 avec un cahier des charges obligeant les financiers à respecter les normes sociales, fiscales et environnementales rigoureuses. C’est l’un des sujets sur lesquels nous travaillons avec le Collectif Reconstruire.

En 2021, avec certains syndicalistes de l’intersyndicale de GE Belfort, nous avons co-fondé le Collectif Reconstruire, avec l’aide de chefs d’entreprises, de représentants du monde académique, de lanceurs d’alertes, des spécialistes en Intelligence Economique. Depuis 2022 nous tissons des liens avec d’autres collectifs ayant à cœur la protection et le développement de l’industrie française, respectant les normes et s’en saisissant comme un avantage concurrentiel et non comme une contrainte.

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CADE : Pour faire bouger les lignes, vous proposez de mettre en place des dispositifs juridiques systématiques. Pourriez-vous nous éclairer sur les actions sous-jacentes ?

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Maxime Renahy : Juridiquement, il existe de nombreux moyens de résister aux attaques états-uniennes, chinoises, ou allemandes : notamment par le lancement d’alerte, qui peut être un levier dont s’approprierait systématiquement le monde syndical. Les syndicats peuvent être à l’avant- garde pour signaler les dysfonctionnements de gestion d’une société. Mais une alerte ne suffit pas, il faut pouvoir créer une « bulle médiatique » autour du sujet. En ce sens l’investigation économique est un autre levier, qui permet à la fois de réaliser des publications pour le grand public ou de consolider des actions juridiques contre les acteurs financiers prédateurs.

L’intersyndicale de General Electric à Belfort (GEEPF), est clairement pionnière dans son action de résistance économique, en utilisant à la fois les leviers médiatiques, juridiques et des procédés d’investigation. Une plainte contre la direction de General Electric pour blanchiment de fraude fiscale, abus de confiance, faux et usage de faux et recel aggravé en bande organisée a d’ailleurs été déposée par l’intersyndicale en mai 2022. Cette plainte a déclenché une perquisition sur le site de Belfort quelques mois plus tard. Lorsque le gouvernement prend des décisions contraires à l’intérêt collectif, il est du devoir de la société civile d’agir en lieu et place de nos représentants.

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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Economique.

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