Interview de Mme Claude Revel, Déléguée interministérielle à l’intelligence économique en France (2013-2015) auprès du Premier Ministre
Entretien publié le 1er Mars 2021
Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour Claude REVEL, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?
Bonjour, j’ai actuellement plusieurs fonctions, présidente du GIE France Sport Expertise, conseillère stratégique auprès de SKEMA Business School, administratrice indépendante de la société Clasquin. J’étais précédemment conseillère maître à la Cour des comptes et encore avant, déléguée interministérielle à l’Intelligence économique auprès du Premier ministre français. J’ai travaillé à la fois dans le public, étant administrateur civil à l’origine et dans le privé, chaque fois en créant ma structure.
C’est ainsi que j’ai commencé à pratiquer puis peu à peu tenter de conceptualiser les trois piliers de l’IE que sont la veille/anticipation, la sécurité et l’influence, le tout sur la base d’un traitement permanent de l’information, vraie matière première, constat que confirme et développe l’ère numérique, avec l’importance majeure des données.
CADE : Vous avez été nommée déléguée interministérielle à l’intelligence économique auprès du Premier ministre durant deux ans, sur la période allant du 30 mai 2013 jusqu’au 25 juin 2015. Quelles ont été vos missions à la tête de cette délégation ?
Le décret d’attribution était très large. Je devais mettre en place une politique publique d’IE fondée précisément sur les trois piliers que je viens d’énoncer, en lien avec les entreprises et les territoires. C’est ce que j’ai commencé à faire, mais les esprits n’étaient pas prêts partout dans l’administration et l’étendue des compétences ainsi que le rattachement au PM, pourtant indispensables, ont suscité des réticences dans certaines directions. En outre ces missions liées à la souveraineté se sont heurtées à la doxa inverse qui s’est répandue chez certains grands commis de l’État. Néanmoins nous avons pu faire avancer les choses en de nombreux domaines, notamment sur la notion d’influence internationale, où nous avons par exemple œuvré dans le domaine des régulations numériques, de l’autonomie stratégique, aujourd’hui mise en avant, et sur le réseau territorial d’IE.
CADE : Votre carrière dans l’intelligence économique débute bien avant votre nomination en tant que déléguée interministérielle. Pouvez-vous nous éclairer sur votre parcours dans le monde de l’intelligence économique ?
Je suis « tombée dans » l‘intelligence économique en 1984, quand je suis passée au ministère du commerce extérieur puis aux affaires étrangères, puis dans le monde des organisations professionnelles où j’ai créé en 1989 puis dirigé le premier organe collectif d’IE en France, pour des entreprises du BTP et des infrastructures, d’abord françaises (OBSIC et SEFI) puis internationales (CICA), avec de la veille au début puis de l’influence internationale auprès des grands multilatéraux et des parties prenantes (ONG). J’ai appris le métier sur le tas, avec mes présidents, tous PDG de très grandes entreprises, dont un allemand et un indien. Nous avons fait un travail efficace et parfaitement éthique auprès des grands régulateurs, et partout je constatais combien les Anglo-saxons, notamment Américains, en bon partenariat public-privé, étaient actifs dans les enceintes internationales régulatrices.
Du coup, comme j’étais également conseillère du commerce extérieur de la France, j’ai commencé en 1995 à faire des notes pour les pouvoirs publics, puis des articles, puis des ouvrages (en 2005 « L’autre guerre des États-Unis » avec Eric Denécé puis en 2006 « La gouvernance mondiale a commencé »). Ayant quitté ces organismes et créé ma propre société, j’ai également souhaité enseigner la discipline chez SKEMA Business School qui créait justement aussi son mastère spécialisé en IE en 2007/2008. Ma société de conseil m’a permis de diversifier ma connaissance des entreprises, car j’ai travaillé pour de nombreux secteurs et problématiques. Puis l’État m’a rappelée fin 2012, d’abord pour un rapport pour la ministre du commerce extérieur sur la normalisation internationale stratégique puis pour devenir déléguée interministérielle, ce que j’ai accepté pour mettre en pratique au service de tous ce que j’avais vu et appris.
CADE : En 2012, vous avez sorti un livre intitulé » La France : un pays sous influences ? ». Pourquoi avoir choisi ce titre ?
A l’origine je voulais faire un livre uniquement focalisé sur l’influence, ses fondements, ses mécanismes, issu des cours que je donnais, et la France n’était qu’un exemple. Sur la demande de l’éditeur, j’ai finalement parlé un peu plus de la France, tout en gardant les chapitres de fond sur les bases de l’influence. J’ai longtemps regretté ce titre un peu aguicheur à mes yeux, puis finalement, aujourd’hui je me dis qu’il était réellement fondé.
CADE : Quelle est l’utilité pour un État de renforcer son influence internationale par le droit ?
Le droit est l’infrastructure de l’économie, encore plus chez les Anglo-saxons qui ont tout « juridisé », pour le meilleur comme souvent pour le pire. On parle de droit privé, les contrats, mais aussi publics, les règles de marchés publics, de concurrence, les normes devenues obligatoires, les législations extra territoriales. Ces dernières mais les autres aussi sont devenues des armes de la compétition économique. Certains disent de la guerre économique. Le façonnage du droit et des normes contribue fortement à ouvrir ou fermer des marchés. Le droit formate l’environnement et la culture des affaires, de l’académie aussi, les Américains ne s’y sont pas trompés, qui développement dès qu’ils le peuvent partout leur droit économique, par exemple avec des programmes gouvernementaux de formation dans les pays en développement ou en reconstruction, comme ils l’ont fait dans les pays de l’Europe de l’Est après la chute de l’URSS. A tout cela s’ajoute la soft law, fondées sur des recommandations, bonnes pratiques, chartes, classements etc. souvent écrits par des ONG et think tanks qui se multipliés, souvent au service d’intérêts précis.
CADE : Vous nous aviez confié avoir enseigné l’intelligence économique à Alger. Pourriez-vous nous en dire plus au sujet de cette expérience ?
Oui, j’ai donné des cours d’IE à Alger à partir des années 2006/2007 dans le cadre d’un programme diplômant en coopération avec l’UFC d’Alger, avec le Professeur Francis Moaty d’abord puis dans une coopération avec SKEMA Business School, avec un double diplôme, et dans le même temps j’ai participé à plusieurs colloques organisés par Sofiane Saadi, un scientifique brillant qui avait créé sa société et qui avait compris l’intérêt de l’IE. Tout cela a duré quelques années, au cours desquelles nous avons rencontré nombre de personnes intéressées, dans les milieux économiques comme dans la haute administration algérienne. J’ai aimé cette expérience et ce pays, et j’aurais continué si en 2012, comme je l’ai dit, je n’avais pas été rappelée par l’État français, j’ai alors dû abandonner toutes mes autres fonctions.
CADE : Comment percevez-vous l’idée d’une coopération technique entre la France et l’Algérie en matière d’intelligence économique ?
Je la perçois très bien car nous avons un cadre intellectuel proche. Nous nous comprenons. Nous avons beaucoup de qualités mais aussi certains mêmes défauts, par exemple nous accordons trop d’importance au droit positif, d’où une certaine lourdeur, alors qu’il faut capter tout l’intérêt du standard, du réseau international, de l’agilité. Nous travaillons trop en silo et la responsabilité de chacun doit être développée. Enfin, aujourd’hui il nous faut trouver un nouveau narratif sur l’État, une refondation du service public, de l’intérêt général, face à la dérégulation internationale et aux dangers de puissances sans loi qui nous menacent. Je le dis sincèrement, nous pourrions entre Français, Algériens et autres pays intéressés par ces notions réinventer ce narratif. C’est un de mes objectifs que de l’écrire, j’ai commencé à le faire dans mon livre collectif de 2017 « Intérêt général et marché, la nouvelle donne ». Nous sommes à une époque de rupture/refondation, et c’est au plan international qu’il faut agir.
CADE : D’après votre expérience, comment un pays comme l’Algérie peut-il concevoir son propre modèle d’intelligence économique ?
Un modèle d’intelligence économique doit être adapté aux acteurs du pays. Certes il y a des bases doctrinales communes, dont les trois piliers évoqués plus haut, qui se retrouvent chez tous les bons auteurs, mais ensuite, il faut les rendre localement opérationnels, par une politique publique pour les États, et par des principes directeurs et une stratégie chez les acteurs privés. Du côté public, cette politique ne peut pas faire abstraction de la politique industrielle, de sécurité globale (défense, santé…). Du côté privé, la concurrence est en première ligne. Dans les deux cas, il faut travailler en amont sur la formation initiale, la recherche. Toujours regarder ce que font les autres pour s’inspirer des bonnes pratiques, mais vous avez raison, concevoir son propre modèle, surtout ne pas faire du copier-coller de pratiques extérieures, comme on a pu le faire parfois en France au sein même de l’État. L’intelligence économique est un ensemble de méthodes mais aussi une culture et enfin un principe politique lié à la notion d’intérêt général. Tout cela ne peut se faire hors des cadres intellectuels nationaux, même dans un esprit d’ouverture. Et les Algériens ont à mon avis toutes les capacités pour ce faire. Comme en France, reste la question du volontarisme, car l’IE touche aux fondements mêmes d’une organisation.
Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.