Repenser la sécurité internationale – Entretien avec le Professeur émérite Bertrand Badie

Interview publiée le 18 Octobre 2021

Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Professeur Bertrand Badie, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

 

Je suis Professeur émérite des Universités, à Sciences Po où j’ai enseigné plus de quarante ans la science politique et les relations internationales.

 

CADE : Dans votre dernier ouvrage : « Les Puissances mondialisées. Repenser la sécurité internationale » (Odile Jacob), vous soulignez le fait que l’État-nation est un modèle à bout de souffle. Quelles sont les principales raisons à cela ?

 

L’Etat-nation, dans la version que nous lui connaissons actuellement, est une invention de l’Europe post-féodale, destinée à promouvoir la souveraineté, la territorialité et la distinction d’avec la société civile. Autant de traits nécessaires pour sortir du désordre féodal, pour s’émanciper de la tutelle impériale et pontificale et organiser un capitalisme marchand en progression. Il en a résulté un assemblage d’Etats juxtaposés les uns aux autres et donc en rivalité militaire incessante, si bien que la sécurité nationale et la peur de l’ennemi devenaient les attributs majeurs de chaque politique étrangère. Aujourd’hui, les données sont différentes : nous sommes entrés dans la mondialisation, les interdépendances l’emportent sur la souveraineté et les menaces qui pèsent sur nous sont davantage globales (changement climatique, pénurie alimentaire, risque sanitaire…) que nationales, tandis que les guerres ne sont plus interétatiques, mais de plus en plus intra-étatiques.

 

CADE : Comment pourrait-on définir une puissance mondialisée ? Et, quelle distinction faites-vous avec la notion de puissance mondiale ?

 

Une puissance mondialisée est le propre d’un Etat qui sait s’insérer dans la mondialisation, en tirer profit, certes, mais d’une manière qui soit utile pour tous, et qui concentre ses efforts sur les insécurités globales qui menacent la planète. La puissance classique, quant à elle, utilise les vieux instruments de puissance, notamment militaires, aboutissant systématiquement à l’échec, à l’instar de ce qui s’est passé récemment à Kaboul, mais aussi en Irak, en Somalie ou dans le Sahel, cette fois aux dépens de la France.

 

CADE : Pourquoi devrait-on repenser la sécurité internationale ? Et, comment les puissances mondialisées y arriveront-elles ?

 

Précisément, parce que les échecs que je viens d’énumérer montrent que la conception classique de la sécurité internationale ne fonctionne plus. Les vraies menaces sont mal identifiées : la faim dans le monde fait près de 10 millions de morts par an et le changement climatique presque autant, là où les guerres interétatiques n’existent pratiquement plus, et que même le terrorisme reste à un niveau de létalité certes trop haut, mais considérablement inférieur (entre 10 000 et 40 000 morts chaque année). Pire, ces menaces globales sont les facteurs les plus déterminants des formes nouvelles de conflictualité : les sociétés sahéliennes, comme la société afghane, se classent comme par hasard aux derniers rangs du développement humain. Or le canon est efficace contre le canon, mais pas contre la souffrance sociale et ses dérivés !

 

CADE : Quels sont les principaux éléments permettant de caractériser le nouvel ordre international ?

 

C’est d’abord la présence active et menaçante des enjeux globaux qu’on ne sait pas maîtriser, les inégalités mondiales qui en sont la conséquence, mais c’est aussi l’incroyable conservatisme des Etats et des politiques étrangères, relayé par une part de la population qui, en ayant peur de la mondialisation, recycle les vieux réflexes identitaires qui sont clairement toxiques et mortifères.

 

CADE : Que représente pour vous le concept de souveraineté nationale dans le monde d’aujourd’hui ?

 

Evidemment celui-ci ne disparaîtra pas, d’autant qu’il y a, à la racine de la souveraineté, un cri de libération qui est profondément humain et immortel. Mais le grand enjeu est désormais de moderniser la souveraineté, de l’adapter à la mondialisation, de la rendre compatible avec les interdépendances que je décrivais.

 

CADE : Pour réussir dans la mondialisation faut-il outrepasser la logique militaire dominante dans les relations internationales ? Si oui, existe-t-il des exemples de réussite quant à cela ?

 

Là non plus, la fonction militaire ne disparaîtra pas, mais elle ne peut plus être l’aboutissement logique de toute compétition interétatique comme autrefois. On voit que, dans les nouveaux conflits, la victoire se fait rare et, quand elle a lieu, elle se fait au profit des plus faibles ! C’est pourquoi, il faut tendre vers autre chose, tenter un « traitement social des conflits ». Celui-ci a eu des résultats, du moins à titre préventif : l’insécurité alimentaire est restée à un niveau stable (mais beaucoup trop élevé) depuis 50 ans, alors que la population mondiale a doublé. Nous devons cet exploit au PAM (programme alimentaire mondial, prix Nobel de la paix), à la FAO ; l’OMS a réussi à éradiquer la variole en Afrique : ainsi l’insécurité humaine et jugulée, mais insuffisamment !

 

CADE : Vous avancez l’idée selon laquelle, en se basant sur les tendances actuelles, le nouveau centre du monde pourrait se déplacer vers le continent asiatique. Pourriez-vous développer davantage cette réflexion ?

 

Je pense qu’il se déplace vers le Sud, où se cristallisent les nouveaux enjeux et, hélas, les nouveaux champs de bataille. S’y retrouvent aussi les plus fortes poussées démographiques mais également des idées neuves sur l’ordre international qui ne sont pas prisonnières d’une histoire européenne que les vieilles puissances croient être pour toujours la matrice du monde !

 

CADE : Pourquoi la France est-elle devenue une puissance contrariée ?

 

Parce qu’elle reste justement prisonnière de ces vieux schémas, obsédée par la peur de perdre son rang, alors qu’il faut regarder devant soi : l’ordre global ne sera pas celui de Louis 14 !

 

Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.

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