« La Chine face au monde : une puissance résistible » – Entretien avec Emmanuel Lincot & Emmanuel Véron

Entretien publié le 11 Octobre 2021

Précisons à nos lecteurs que la présente interview comprend l’intervention des deux auteurs, Emmanuel lincot, Emmanuel Véron, du livre « La Chine face au monde : une puissance résistible » publié aux éditions Capit Muscas.

 

Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour, Emmanuel lincot, Emmanuel Véron, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

 

Emmanuel Lincot (EL) : Je suis sinologue et historien.

Emmanuel Véron (EV) : Je suis universitaire spécialisé sur la Chine contemporaine, sa politique intérieure et extérieure.

 

CADE : Le titre de votre ouvrage qualifie la Chine de puissance « résistible ». Pourquoi avoir choisi cet adjectif ?

 

EV : La Chine est un immense pays, complexe et ancien. Le tout organisé par un système lui-même ancien, auto-centré et dominé par une anthropologie Han. Une des complexités de la Chine réside dans sa gestion, son immensité, ou ces trois immensités (démographie, histoire, territoire). L’expérience de la puissance est un sujet en soi. Dans le temps long, la Chine a fait l’expérience de la puissance régionale. Ce qui est nouveau, c’est aujourd’hui les tentatives ou tentations de l’expérience globale. Cette dernière se traduit par la rivalité avec les États-Unis, les modèles occidentaux de développement et politique, ainsi que la relation particulière avec les pays émergents et en développement. Le monde aujourd’hui ne pourra plus produire de puissance globale incontestable à l’image de la puissance américaine au sortir de la Guerre Froide.

 

EL : C’est une référence à Brecht, et dans un tout autre contexte (l’affirmation de l’Allemagne nazie en l’occurrence et les moyens d’y résister). Résistible par l’immensité de son territoire d’une part et le fait que la conjoncture est chaque année davantage de moins en moins favorable à la Chine. Cette dernière n’a pour ainsi dire aucun allié si l’on excepte le Pakistan et la Corée du Nord qui ne sont pas pour autant réputés des plus fiables. « Un Etat seul, écrivait Paul Valéry, n’est pas en bonne compagnie… ». Résistible, enfin, car la Chine peut être victime de son propre système. Culte de Xi Jinping, surveillance absolue et performativité que rejette une part croissante de la société civile. Au reste, nombre de voyants sont au rouge : spéculation immobilière, problème de sécurité alimentaire, difficultés économiques pour les PME créées par la pandémie… Si la Chine est au centre des préoccupations mondiales, le XXI° siècle ne sera pas pour autant chinois. Tout simplement parce qu’elle suscite l’inquiétude – y compris dans les pays du Sud – et n’est pas parvenue à devenir un modèle comme l’ont été les Etats-Unis au siècle dernier.

 

CADE : Considérez-vous pertinent le fait d’appliquer la théorie de la modernisation au cas chinois ?

 

EV : La théorie de la modernisation ? Le sujet est celui du lancement des 4 modernisations (programme de Zhou Enlai, mis en œuvre par Deng Xiaoping à la fin des années 1970). Celui-ci avait pour ambition de moderniser la Chine et de sortir d’un isolement technologique et scientifique afin de monter en puissance tous les secteurs d’activité du pays… Depuis 40 ans, ce programme n’a jamais véritablement cessé. L’obsession est de combler les retards ou manques technologiques pour s’affranchir de l’extérieure et produire localement avec des champions nationaux.

L’autre sujet « modernisation » serait celui du politique et de la société. Difficile de le dire, tant le régime de Parti-Etat imprègne l’ensemble des activités, la société du pays. Particulièrement ces dernières années où le Parti a considérablement augmenté son aura sur l’Etat et la société.

 

EL : Cette modernisation s’est traduite par une imitation et une fascination pour le modèle soviétique. Il ne faut jamais oublier comme le rappelait Lucien Bianco dans La récidive que l’expérience soviétique (avec ses utopies meurtrières, ses errements idéologiques mais aussi l’augmentation réelle du niveau de vie et le développement pour tous de l’éducation) ont été déterminants pour la Chine communiste durant les premières décennies du régime. En revanche, il convient de dissocier ce que l’on entend par « modernisation » d’une part et « modernité » de l’autre. D’un point de vue politique, la Chine et ses élites ont clairement renoncé à l’héritage moderne (celui qui avait inspiré les intellectuels du 4 mai 1919 et leurs plus lointains successeurs, ceux de Tiananmen, en 1989…) au profit d’une révolution conservatrice. Xi Jinping est l’incarnation même de cette révolution conservatrice et le manifeste par le retour auquel il aspire à une grandeur impériale perdue.

 

CADE : Le parti communiste chinois ambitionne de construire l’image d’une Chine fiable et ouverte par le biais de sa diplomatie. Quel est votre regard sur cette décision, qui s’oppose à la stratégie dite des « loups combattants » ?

 

EV : Ce n’est pas véritablement opposé. La Chine, le système du Parti-Etat se cherche, en particulier en matière de politique internationale, en lien avec ce que nous disions précédemment sur l’expérience de la puissance globale imparfaite. Il y a à la fois des personnalités et lignes de force au sein du Parti qui ont un sens aigu des relations internationales, d’autres plus modérées. Ce qui me semble important de saisir, c’est la question de la qualité de l’image que le régime souhaite diffuser dans le monde. Mais aussi les moyens et les modalités de diffusion de cette même image. Là encore, l’obsession du contrôle est omniprésente. Le contrôle à l’étranger de l’image de la Chine, qui est par ailleurs plutôt celui de l’image du régime avec la Chine comme écran, pour la légitimité de l’encadrement politique et la continuité du pouvoir à Pékin auprès des chinois… En d’autres termes, le régime travaille à légitimer son pouvoir auprès de la population chinoise, sorte de « mandat du ciel légitime », à travers sa diplomatie et sa politique extérieure. En dehors des considérations de ressources et d’approvisionnements, le pouvoir et l’essence philosophique du pouvoir chinois se désintéresse du monde….

 

EL : J’abonde totalement dans ce qui vient d’être dit au point même où je considère que la Chine n’a pas de politique étrangère à mes yeux. Elle n’a qu’une politique sécuritaire, ce qui est contraire aux principes de la diplomatie, à la pratique même du métier de diplomate. Car le diplomate n’est pas seulement un représentant de son gouvernement. C’est celui qui établit, sur une ligne de crêtes et toujours mouvante, les conditions d’un langage et de compréhension permettant aussi de rapporter les points de vue de ses interlocuteurs. Et ce, pour éviter les conflits, pour faciliter un dialogue qui laisse toujours une porte entrouverte sur l’avenir. La Chine d’aujourd’hui a perdu le sens de la diplomatie. Elle est dans l’idéologie la plus obtuse, la plus radicale. Les Etats-Unis ne le sont pas moins. À nous de montrer la voie de la raison.

 

CADE : La Chine est-elle considérée comme une puissance diplomatique ?

 

EV : Oui bien sûr, c’est le 2e réseau diplomatique au monde, une puissance nucléaire et membre du CSNU et une influence forte à l’ONU, tout en proposant des institutions et un ordre international nouveau, impactant, par essence, l’ensemble des dossiers internationaux…

 

EL : Institutionnellement, elle l’est mais en termes de posture, ses hommes sont aux antipodes de la diplomatie telle que je la définis plus haut.

 

CADE : La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Union Européenne en 2020. Comment analysez-vous cette donnée ?

 

EV : La Chine a besoin de l’UE. Si Pékin a toujours perçu l’UE comme un atout géopolitique et diplomatique pour faire contre-poids à la puissance étasunienne, les relations sino-européennes n’en restent pas moins profondément asymétriques. Ainsi, le montant des échanges entre la Chine et l’UE s’élevait à près de 700 milliards de dollars en 2018. Pour exemple, la Chine exportait sur la même période, 410 milliards de dollars et importait un volume de 275 milliards de dollars. Partout ou presque, la balance commerciale entre les pays de l’Union européenne et la Chine est déficitaire. C’est avec Bruxelles que Pékin est le plus excédentaire. Les pays membres importent deux fois plus de biens qu’ils n’en exportent en Chine. C’est un sujet à la fois diplomatique pour faire contre-poids face aux Etats-Unis, mais aussi commercial et technologique. En ce sens, depuis 40 ans, l’Europe a beaucoup contribué à l’essor commercial et industriel de la Chine…avec un rattrapage que l’UE n’a pas voulu voir. C’est à l’UE de se ressaisir pour une véritable autonomie et politique claire vis-à-vis de la Chine (mais aussi d’autres pôles de puissance…).

 

EL : « L’opposé coopère » déclarait Héraclite. Les Chinois sont plus Européens que les Européens au sens où, comme les Soviétiques autrefois, Bruxelles est pour eux une courroie de transmission leur permettant de communiquer autrement avec les Américains. Les choses pourraient changer si Emmanuel Macron réussissait dans quatre mois (au moment où échoira à la France la présidence de l’UE) de poser de véritables jalons en matière de puissance et de défense pour l’Europe. C’est alors que l’UE cessera d’être l’idiot utile qu’elle est à la fois pour Pékin et Washington et qu’elle apparaîtra dans une réalité autre que celle d’un marché que la Chine a longtemps convoité en toute impunité sans que les Européens ne se donnent les moyens de se faire respecter.

 

CADE : Est-ce que les États-Unis et la Chine sont sur le point d’entrer dans une guerre hybride ? Si tel est le cas, quel serait dans ce sens votre scénario stratégique ?

 

EV : La question, très largement débattue, d’une confrontation entre la Chine et les Etats-Unis demeure concrète mais pas complètement admise. Pour autant, un spectre large de facteurs tend à montrer que le régime articule des formes hybrides de la guerre, de la guérilla et de la recomposition de l’affrontement de haute intensité, le tout inhérent à sa culture stratégique et politique. La Chine n’a pas encore les capacités militaires des Etats-Unis, ni l’expérience de la guerre moderne, ni un réseau d’alliés similaires…En revanche, les armements ont été modernisé ses dernières années, les moyens sont colossaux et les armes nombreuses associées à des usages hybrides, ce qui est un sujet majeur dans la culture stratégique chinoise/PCC. C’est sur ces points précis que l’affrontement avec les Etats-Unis, de manière directe ou indirecte pourrait avoir lieu.

EL : Même si beaucoup d’indicateurs sont inquiétants et que la Chine entend rattraper son retard technologique en matière d’armement, sa puissance de feu reste inférieure à celle des Etats-Unis. Toute la question est de savoir si cette logique confrontationnelle dans laquelle sont entrés Américains et Chinois déclencherait une mobilisation d’autres acteurs comme la Russie d’un côté ou le Quad[1] de l’autre. Pour l’heure, je vois davantage une multiplication de conflits de basse intensité et des opérations de guérilla sur des échelles toutefois moins localisées que celles que nous avons connues durant la guerre froide. Des opérations de déstabilisation, de type cyber ou autres (intoxications et fake news…) vont être encouragées tandis que les Américains vont activer en Asie centrale des réseaux susceptibles de frapper les intérêts chinois en s’appuyant sur les Indiens notamment.

 

CADE : Comment définissez-vous la nature des relations entre la Chine et les pays du Sud ?

 

EV : La politique internationale de Pékin en direction des pays émergents et en développement répond à une cohérence stratégique identique de l’Afrique à l’Asie du Sud-Est, de l’Amérique latine aux micro-Etats insulaires d’Océanie. Seul un degré d’influence et de densité des présences tous azimuts varie avec la distance géographique ; distance que dissout sur le plan idéologique une adhésion commune à un modèle de développement délibérément associé à une gouvernance autoritaire. Toutefois, chaque région de ces mondes est articulée avec plus ou moins d’intensité à des investissements chinois, des prêts, de l’influence (politique, culturelle, industrielle, militaire, technologique et spatiale). Ces dynamiques se synthétisent selon quatre grands axes stratégiques et constants depuis les années 1950 (seule l’intensité accrue est une nouveauté) :

  • Pékin cherche à légitimer son rôle de « grand pays en développement » capable d’investir (diplomatie du chéquier) et de montrer aux pays en développement que son modèle lui a permis de sortir de la pauvreté, sans avoir suivi la trajectoire des pays occidentaux.
  • Le régime vise à éviter la coalition antichinoise dans les organisations internationales (dissiper l’idée d’une « menace chinoise » et resserrer l’étau diplomatique autour de Taïwan).
  • La RPC, dont la dépendance aux ressources naturelles (ressources de la mer notamment) s’est considérablement accrue depuis 25 ans, vise à sécuriser ses approvisionnements en pétrole, gaz, matières premières, poissons et produits agricoles dans une logique de clientélisme.
  • Pékin se positionne sur les grands dossiers internationaux tout en discréditant les démocraties occidentales (Syrie, Soudan, Venezuela, Birmanie, Iran, etc.).

EL : Elle s’inscrit dans une tradition tiersmondiste qui remonte à Bandung (1955). Terreau de revendications antioccidentales, volonté de définir une « troisième voie » en termes de développement économique…Tous ces Etats ont en partage une histoire commune dans leur opposition à l’Occident et des maillages institutionnels ont été créés pour faciliter à la fois leurs échanges. On pense aux BRICS, aux FOCAC, aux sommets sino-arabes… Ces institutions concurrencent les instances internationales déjà existantes. Au-delà des aspects idéologiques, ce sont des aspects financiers et la volonté de trouver par exemple une alternative à l’étalon dollar ou à travers la vente d’armes caractéristiques de ces échanges. Et ce, avec des succès inégaux voire une hostilité très réelle qui est celle de l’Inde pour ne citer qu’un exemple significatif.

 

CADE : La Chine s’est tournée vers l’Afrique pour avoir un minimum de garanties d’approvisionnement en ressources naturelles vitales à son développement. Dans le cas de l’Algérie, quelle est votre perception de la coopération économique sino-algérienne actuelle ? Et à votre avis, quelle serait son évolution à court et moyen terme ?

 

EV : Les relations entre l’Afrique et la Chine sont parfaitement à l’image de ce que nous venons d’évoquer, le cas de l’Algérie y répond également et donne du lustre à ces relations dites « sud-sud ». Dans les faits, il est intéressant d’observer la relation structurante sur les questions énergétiques et plus largement de ressources (agricoles, minières etc.), mais aussi ne pas laisser de côté, la question industrielle, les petits commerçants, les diasporas et de plus en plus divers secteurs d’activités d’entreprises chinoises en Algérie (infrastructure, constructions etc.), même si dans le cas de la grande mosquée, un cabinet français a été sollicité par diverses parties pour aider le projet parce que la partie chinoise souffrait d’une lacune en savoir-faire technico-opérationnel….

 

EL : Relations complexes et qui, avec le retrait relatif de partenaires historiques – comme la France – fait le bénéfice de la Russie, de l’Inde, de la Turquie et de la Chine bien sûr. Il faut y voir une opportunité bien sûr, et pour les Algériens notamment car la diversité de ces partenariats est la garantie de leur indépendance. A condition toutefois que ces partenariats soient fiables et n’aliènent pas le travail des Africains. Or, que ce soit en Algérie ou ailleurs, les populations locales ne sont ni formées ni sollicitées comme vous le savez par les entreprises chinoises. Le risque est de se voir déposséder. Il est donc capital de maintenir pour l’Afrique une relation avec la France notamment et de ne pas se l’aliéner. C’est une question d’équilibre.

Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Economique.

[1] Quadrilateral Defence Coordination Group, un forum stratégique informel composé de l’Inde, du Japon, de l’Australie et des Etats-Unis.

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