Veille et analyse à l’heure de la révolution numérique – Interview de Véronique MESGUICH, Auteur, consultante et formatrice en veille stratégique
Interview publiée le 03 Mai 2021
Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour Véronique Mesguich, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?
Véronique Mesguich : Je suis consultante formatrice, spécialisée dans le domaine de la veille stratégique. J’interviens dans plusieurs établissements d’enseignement supérieur, entre autres à l’Ecole Européenne d’Intelligence Economique, et dans de nombreuses entreprises, en France et à l’international, notamment en Algérie. J’ai commencé ma carrière dans le monde des bibliothèques spécialisées après une formation en mathématiques. J’ai découvert la veille à la fin des années 80, à une période où les notions de veille stratégique et d’intelligence économique commençaient tout juste à être connues des entreprises et organisations. Cela m’a passionnée et je n’ai cessé de suivre l’évolution des méthodes, sources et outils de la veille stratégique, en parallèle avec la révolution numérique et ses différentes phases : l’apparition du web, la déferlante des réseaux sociaux, la prolifération de données massives ou encore le web temps réel.
CADE : Vous avez écrit un livre intitulé : « Rechercher l’information stratégique sur le web : Sourcing veille et analyse à l’heure de la révolution numérique ». Qu’est-ce qui vous a motivé et mené vers la rédaction d’un tel ouvrage ? Pour quelle catégorie de lecteurs ce livre est-il destiné ?
Véronique Mesguich : L’ouvrage s’adresse à un public large et varié : aux professionnels de la veille et de l’intelligence économique bien sûr, mais au-delà, à tout professionnel dans le monde de l’entreprise ou de l’enseignement, qui souhaite optimiser des pratiques de recherche, collecte ou analyse d’informations stratégiques. La rédaction de cet ouvrage a été motivée par un constat : tout le monde effectue des recherches sur Internet, mais peu d’utilisateurs comprennent le fonctionnement des moteurs web et de leurs algorithmes, ou le principe des outils de collecte automatisée ; les astuces de recherche avancée des moteurs web sont peu connues, ainsi que les méthodes d’identification de sources fiables et de qualité. C’est pour permettre à ces utilisateurs, quels que soient leurs secteurs d’activité et leurs besoins, de bénéficier de méthodes, sources et outils efficaces, que j’ai souhaité rédiger cet ouvrage.
CADE : Un commentaire titré « Une référence » concernant votre œuvre littéraire dit la chose suivante : « Clair et concis, cet ouvrage ne présente pas de solutions miracles mais beaucoup de solutions pratiques et de méthodes ». Comment interprétez-vous cet avis en développant les aspects pratique et méthodologique de votre livre ?
Véronique Mesguich : Tout d’abord, je suis flattée…effectivement la recherche d’information et la veille ne sont pas des sciences exactes, il n’existe pas d’outils ni de méthodes miraculeuses et infaillibles. Tout dépend des besoins, du contexte, du temps et des budgets impartis à la veille. L’ouvrage permet aux lecteurs de s’approprier les outils et méthodes présentés pour les appliquer efficacement à leurs propres besoins. Il faut savoir aussi que les outils de recherche et de veille ne sont pas forcément pérennes : les nouveaux usages influent sur les technologies, et réciproquement…Cela peut générer l’apparition, la disparition ou l’évolution de certaines solutions. Un chapitre de l’ouvrage présente en outre une série de mini-études de cas issues de la pratique courante des veilleurs professionnels, en indiquant les méthodes et solutions opérationnelles à mettre en œuvre.
CADE : Quelle vision portez-vous sur la veille et la recherche d’informations ?
Véronique Mesguich : Je m’intéresse particulièrement au virage effectué par les géants du numérique vers l’intelligence artificielle. Les moteurs de recherche web développent des algorithmes de plus en plus sophistiqués : Google notamment mise beaucoup sur la compréhension du langage naturel, avec la mise jour « BERT », ainsi que sur la recherche vocale et mobile, à travers le nouvel index Mobile first. Mais ces innovations sont surtout destinées à des usages « grand public » ou commerciaux de la recherche d’informations, et ne se sont pas toujours adaptés aux besoins des professionnels de la recherche ou de la veille. Au contraire, il y aurait même des effets pervers : avec l’évolution des algorithmes de Google, la recherche booléenne classique peut perdre de son efficacité. Il est néanmoins indispensable de maitriser les opérateurs et la syntaxe avancée pour optimiser ses recherches !
Dans le domaine des outils de veille, les nouvelles fonctionnalités concernent entre autres l’analyse automatisée et la datavisualisation, destinée à apporter une vision d’ensemble de la complexité d’un sujet, et aider à identifier les signaux faibles. L’analyse prédictive de données se développe également. A l’heure du travail collaboratif et du télétravail, les outils de veille intègrent également de nouvelles possibilités dans ces domaines.
CADE : Quel lien faites-vous entre la veille et l’innovation ?
Véronique Mesguich : La notion de veille est indissociable de l’innovation : sa pratique favorise ce « pas de côté » permettant de découvrir et d’anticiper les nouvelles technologies, mais aussi les nouveaux entrants, les nouveaux usages, les tendances…car l’innovation n’est pas purement technique ! Le terme de « sérendipité » désigne ainsi cette capacité de découvrir précocement des éléments émergents, en s’appuyant sur la collecte automatisée et l’analyse d’informations de toutes natures (pages web, réseaux sociaux, bases de données, contenus multimédias, information informelle…) et en toutes langues le cas échéant. Et c’est à partir de cette veille « radar », de cette surveillance des innovations, que l’innovation pourra se développer.
CADE : Comment percevez-vous les prochains stades d’évolution de la veille considérée comme un élément clé de la démarche d’intelligence économique ?
Véronique Mesguich : La veille est une pratique transversale qui irrigue les différentes dimensions de l’intelligence économique : l’influence et la contre-influence, la cybersécurité et la protection de l’information stratégique. Dans des périodes de crises comme celle que nous traversons, dans le cadre d’une guerre économique extrêmement brutale, la veille est plus que jamais indispensable à toute prise de décision stratégique ! Nous avons évoqué les perspectives d’évolution de la veille autour de l’intelligence artificielle, de l’analyse en temps réel de données toujours plus massives et hétérogènes, de tableaux de bord permettant de détecter des signaux faibles. Autant d’innovations qui vont favoriser la détection des menaces et opportunités, ainsi que des prises de décisions efficaces face aux grands enjeux actuels, à l’heure où tant de secteurs doivent se réinventer.
CADE : Comment qualifieriez-vous le modèle français d’intelligence économique ? Selon vous, vers quoi tend-t-il en termes d’évolution ?
Véronique Mesguich : Le modèle français d’intelligence économique a souvent été perçu comme un modèle plutôt étatique. Des expérimentations d’intelligence territoriale ont été menées dès le milieu des années 90, dans la droite ligne du rapport Martre. Les années 2000 ont vu le développement de politiques publiques, impulsées par le Haut Responsable chargé de l’Intelligence économique Alain Juillet. La création du SISSE (Service de l’information stratégique et de la sécurité économique), sous la tutelle du Ministère de l’Economie, marque en 2016 un recentrage autour d’un rôle de protection et d’accompagnement. Au-delà de la notion de modèle, selon les termes même d’Alain Juillet, l’intelligence économique est avant tout une façon d’être, un état d’esprit. Il est important de développer cet état d’esprit en sensibilisant et en formant à la veille et l’IE les professionnels de tous secteurs. C’est pourquoi de nombreux programmes de formation dans ces domaines ont été mis en place dans des écoles de commerce ou d’ingénieurs.
CADE : Croyez-vous qu’en Algérie on puisse y gagner en s’inspirant du modèle d’intelligence économique français ?
Véronique Mesguich : Aucun modèle ne peut prétendre à l’universalité… La pratique de l’intelligence économique varie selon l’histoire, la géographie, la culture et le tissu économique de chaque pays ou zone géographique. J’ai eu la chance d’animer plusieurs formations ou séminaires en Algérie, dans la sphère universitaire comme celle de l’entreprise. Cela m’a permis de noter les points communs, et les complémentarités entre les approches française et algérienne. J’en suis persuadée, l’Algérie et la France ont beaucoup à s’apporter mutuellement dans le domaine de l’intelligence économique !
Interview réalisée par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.