Géopolitique et environnement – Entretien avec le Dr Anne Sénéquier, Chercheuse et Co-directrice de l’observatoire de la santé à l’IRIS

Interview publiée le 20 Mars 2023

Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour Anne Sénéquier, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Anne Sénéquier : Bonjour. Mon parcours de médecin m’a mené sur plusieurs routes. Notamment l’humanitaire où je me suis rapprochée de l’approche « One Health » qui conjugue la santé humaine à la santé animale et environnementale. Cela m’a permis d’avoir une vision globale des choses et apprendre à faire du lien dans l’analyse des problématiques actuelles. Les récits de chacun au fil de mes rencontres m’ont orienté naturellement vers la géopolitique. La géopolitique, est un beau mot « tiroir » où l’on range plus ou moins sagement les thématiques majeures aussi diverses que varié qui sous-tendent à nos sociétés… et qui se marient aux grés de l’actualité.

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CADE : La géopolitique classique a souvent considéré l’environnement comme une ressource. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Anne Sénéquier : L’environnement a toujours été considéré comme une ressource, et cela ne changera pas. Comme souvent en géopolitique, ce n’est pas une chose à la place d’une autre, mais une notion supplémentaire qui se surajoute. L’environnement reste donc une ressource…utilisée toujours, mais que l’on commence à vouloir protéger, c’est là le nouveau paradigme, où il va falloir trouver un juste équilibre. C’est devenu un véritable enjeu pour les états. En 2015 la Chine a dû avancer vers une meilleure prise en considération du problème de la pollution dans son propre pays, suite à l’engouement suscité par un reportage sur la situation environnementale chinoise réalisé par une journaliste… qui a été visionné 155 millions de fois le premier Week-end de sa sortie. La capacité de chacun à s’inscrire dans la préservation de l’environnement devient des enjeux majeurs de stabilités sociale et économique. Nous sommes aujourd’hui les témoins privilégiés de la capacité du changement climatique et des maladies émergentes (les deux thématiques propres aux conséquences des activités humaines sur notre environnement) à bouleverser notre monde et ses certitudes.

D’autre part, comme toute ressource, l’environnement et sa protection peuvent générer des tensions sociales internes ou internationales autour de leurs gestions. Comme c’est le cas autour du partage des eaux du Nil (construction de barrage en amont de l’Égypte…), ou de la déforestation de l’Amazonie.

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CADE : Entre géopolitique et environnement, on entend souvent que l’appât du gain tend à éclipser les problèmes environnementaux. Qu’en pensez-vous ?

Anne Sénéquier : Nous faisons face à la problématique de l’incohérence temporelle. Nous devons faire un effort immédiat (privilégier la préservation de l’environnement au détriment du gain immédiat) pour un avantage ultérieur (la capacité d’avoir su préserver notre qualité de vie). C’est pour être honnête assez compliqué pour le psychisme humain. Cependant cela voudrait dire que préservation de l’environnement et croissance économique sont incompatibles, ce qui n’est pas vrai. C’est une croyance qui se base sur le fait que le développement des puissances occidentales s’est construit sur les énergies fossiles. Pendant 150 ans nous avons démultiplié l’impact que nous avions sur l’environnement, jusqu’à le courber à nos exigences sans nous rendre compte (ou en faisant bien attention de ne pas le voir ) que cela menaçait notre propre existence. Aujourd’hui il nous faut déployer nos capacités d’adaptation et avancer vers une croissance verte et durable. La théorie est déjà sur la table, la pratique au niveau locale est déjà opérante.  La challenge est le passage à l’échelle, bien sûr le modèle où il n’y a qu’un impératif de productivité n’est plus de mise, on rajoute un cadre de contrainte : la durabilité du modèle. Cela complexifie les choses, mais l’effort inutile n’existant pas (c’est un autre dogme de la psychologie humaine) ce n’est qu’au dos au mur (nous y sommes déjà) que l’on va savoir être inventif et construire un nouveau modèle de croissance. Pour cela, il serait pertinent de saisir l’occasion pour redéfinir les termes de croissance, progrès et réussite…

On retrouve cette notion « d’appât du gain » et de « logique comptable » dans le concept des brevets et de la propriété intellectuelle censé protéger les investisseurs de certaines innovations, dont la diffusion libre permettrait pourtant de nous faire gagner de précieuses années sur cette transition énergétique. Les transferts de technologies et accords pour contrer ces obstacles juridiques existent déjà, mais sont encore trop faibles, pour avoir un véritable impact.

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CADE : Quelles sont selon vous les conséquences environnementales découlant des luttes d’influence entre États pour le contrôle des ressources naturelles ?

Anne Sénéquier : Pour préserver l’environnement et les ressources naturelles, le principe de la coordination et de la coopération internationale est un princeps indispensable. L’année 2022 nous en donne 2 exemples :

  • Le traité sur la haute mer à NY en aout a échoué à la suite d’un désaccord entre les pays à revenu faible et intermédiaire et les pays à haut revenu face à la répartition des ressources génétiques de la haute mer. Les pays à haut revenu souhaitant exploiter les ressources génétiques de la haute mer sans se soucier de l’inaccessibilité de ces mêmes ressources pour les pays à revenu faible et intermédiaire. Conclusion, il a fallu attendre 15 ans après le début des discussions pour aboutir, en février 2023, à un accord permettant la création d’aires marines protégées dans les eaux internationales. Tout en sachant que le temps que l’accord soit rédigé, ratifié et appliqué il va se passer de longues années. Dans le même temps, en 2022, le commerce international illégal d’animaux sauvages forestiers et maritimes a été estimé à plus de 10 milliards d’USD par l’ONU.
  • La COP 15 de la biodiversité à Montréal en déc. 2022, à elle de son côté pour la première fois permis la signature d’un accord où 196 états se sont engagés à protéger 30% de la planète d’ici 2030. C’est loin d’être fait, mais c’est une première étape importante où lutte d’influence et contrôle doivent devenir plaidoyer et projet prenant en compte les différents déterminants pour que chacun puisse s’investir pleinement dans ce projet pour le bénéfice de tous.

Sans cet esprit de coopération, nous allons directement dans le mur. Nous reproduirions le même schéma qui sous-tend à la géopolitique depuis plusieurs décennies déjà, et donc les mêmes erreurs. On peut prendre l’exemple des crispations autour de la préservation de l’Amazonie, déclaré « Bien commun de l’humanité » par certains acteurs internationaux pendant que le Brésil de Mr J.Bolsonaro exhibait son droit de propriété en déforestant la forêt primaire pour développer divers projets agricoles et/ou énergétiques. Ou l’accaparement des terres agricoles en Afrique par les états en manque de terres dans leurs propres pays, telle que la Chine par exemple qui achète

des terrains à des Etats qui ne se soucient pas de l’agriculture vivrière des populations locales.

Des situations où l’effet domino peut mener à la surexploitation de ressources, dégradation des écosystèmes, apparition d’activités illégales, déstabilisation sociale, déplacement de population, conflit armé (milices ou internationales) …  L’eau et la sécurité alimentaire sont deux éléments clefs qui peuvent facilement déclarer des conflits ouverts. Ils sont donc à surveiller de très prêt.

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CADE : Quel est votre avis sur la géopolitique des matières premières stratégiques à travers la transition énergétique ?

Anne Sénéquier : Ce n’est pas la première fois que l’humanité vit une transition énergétique. Cette fois, comme les autres, nous ne ferons qu’additionner une couche supplémentaire à la complexité de la géopolitique énergétique. Les énergies fossiles toujours présentes, continu d’être une force et un moteur puissant des décisions internationales, sur lesquelles il va nous falloir ajouter les éléments indispensables à la transition énergétique. Cobalt, lithium, terre rare, eau… On pense facilement à la RDC qui produit 70% du cobalt mondial, le Chili 21% du lithium… des pays qui pour le moment ne développe pas vraiment une production durable. Tout cela va bien sûr modifier l’échiquier international des matières premières où l’on voit déjà certaines puissances se positionner… La Chine à travers ses investissements contrôle 70% de la production congolaise de Cobalt, alors qu’elle produit elle-même la quasi-totalité des terres rares dans le monde. Inquiets de cette situation, les États-Unis se sont précipités en RDC au cours de l’année 2022 pour trouver une solution afin de sécuriser leurs approvisionnements en Cobalt…  Nous risquons de rejouer la géopolitique de la seconde partie du XX°s autour du pétrole, et autres matières premières en enfermant les pays producteurs dans la malédiction de la rente des matières premières. Et se retrouver avec la situation paradoxale d’avoir un pays producteur d’élément indispensable à la transition énergétique qui lui sera pour autant inaccessible.

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CADE : Que pouvez-vous nous dire sur la diplomatie et le multilatéralisme des questions climatiques ?

Anne Sénéquier : Aujourd’hui dans les relations internationales, la question climatique s’oriente autour de deux thématiques distinctes pourtant complémentaires : l’atténuation, c’est-à-dire la diminution d’émission de gaz à effet de serre et l’indemnisation des pays vulnérables au changement climatique (comme les états insulaire, vulnérable à la montée des eaux, ou les états subissant sécheresses et/ou inondations records comme le Pakistan en 2022).

La COP27 en novembre 2022 a permis la mise en place d’un fond « pertes & dommages ». Une demande portée depuis plusieurs décennies déjà par les pays les plus vulnérables au changement climatique (pays s’étant regroupés dans le V20, pour avoir un poids plus important). Et qui ne sera mise en action qu’à l’occasion de la prochaine COP, à Dubaï cette année 2023. Cependant ce fond qui annonce 100 milliards chaque année, risque d’être largement insuffisant pour faire face aux dépenses de reconstruction et d’adaptation de ces pays victimes. D’autant plus que les impacts du changement climatique sont chaque année plus importante. La création de ce fonds a permis à certains d’annoncer la COP 27 comme un succès. Je dirais plutôt que cela a permis de faire un pas vers une justice climatique. De tenter de rétablir une confiance et combler le fossé qui se creuse entre les pays du nord à la responsabilité carbonée historique et ceux du Sud qui sont au-devant de la vague.

Cependant aucune avancée en termes d’atténuation. Alors que l’augmentation de nos émissions de GES ne fera qu’augmenter la note des « pertes et dommages » chaque année un peu plus. Aujourd’hui tout le monde sait, depuis longtemps, que nous avons ce devoir d’atténuation de nos émissions de gaz à effet de serre, mais personne n’agit véritablement. La communication autour du changement climatique a fait l’erreur de le présenter comme un risque pour « demain », ou aujourd’hui, mais « là-bas ». La mise à distance, qu’elle soit temporelle ou géographique, de la problématique a retardé une prise de conscience globale. Cela n’était finalement qu’une « misère » de plus qui s’abattait sur les pays du Sud…. Et l’occident y a répondu comme il croit savoir faire : en créant un fond.

La façon d’aborder le changement climatique dans les négociations internationales porte en elle la genèse des obstacles qui entravent les négociations depuis vingt ans : l’opposition entre les pays riches et les pays pauvres, entre les pays pollueurs et les pays impactés, entre les pays qui doivent faire des efforts en premier et les autres… Une fracture Nord/Sud de plus en plus présent, qui d’autre part se nourri du manque de confiance suite aux pillages de matières premières dans les pays du Sud, de l’histoire colonisatrice, de l’attitude des pays du Nord face à l’immigration, plus récemment de l’iniquité vaccinale…

Un manque de confiance qui est à l’origine de l’échec de la COP15 à Copenhague en 2009, mais aussi la COP27 sur la thématique de l’atténuation. Au milieu de cela, le principe de réalité et les urgences multiples telles que la crise économique du début des années 2010, la pandémie de covid19, la guerre Russo-Ukrainienne renvoient toujours la problématique du changement climatique à « plus tard »… quand on aura le temps. Ce que le multilatéralisme et les états n’ont pas compris c’est que plus tard, on n’aura plus le temps. Il nous faut intégrer le changement climatique dans une temporalité du ici et maintenant compatible avec la temporalité politique. Sinon, il sera toujours acceptable de confier « au prochain » le soin de résoudre le problème.

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CADE : Qu’en est-il des défis environnementaux et de la coopération en Arctique à l’heure de la guerre en Ukraine ?

Anne Sénéquier : L’arctique a un véritable potentiel de tension, pour sa vulnérabilité intrinsèque, mais également ses externalités négatives globales. Le GIEC relaie dans son dernier rapport un réchauffement plus important au niveau des pôles que sur les latitudes plus basses. Cela se retrouve autour de la fonte du pergélisol qui a la capacité à accélérer la cadence du réchauffement global par la libération de CO2 et Méthane qu’il contient. La fonte des glaces a également le pouvoir d’impacter le globe dans sa totalité à travers la montée des eaux. Ce n’est donc pas un sujet régional, mais bien la totalité de la communauté internationale qui doit se soucier de l’arctique. Rappelons qu’il y a actuellement entre 40 et 60% (selon les estimations) de la population mondiale qui vit dans les zones côtières et pourrait être impactée par la montée des eaux d’ici 2100.

D’autre part, la fonte des glaces libérant l’océan arctique entraine un intérêt croissant pour la route maritime du Nord avec tout ce que cela implique. Une montée en puissance des investissements, construction d’infrastructures, densité démographique accrue dans la région et bien sûr augmentation du risque de pollution de l’environnement …

Contrairement à l’antarctique qui est protégé par un accord pour en faire un espace de coopération et de recherche scientifique, l’Homme n’a pas exclu l’exploitation de l’Arctique. Cela fait déjà 15 ans que la Russie a fait clairement connaitre ses ambitions en plantant un drapeau sur le plancher océanique au pôle nord sous la banquise.

Pour autant, même si 53% des côtes arctiques sont russes, la région arctique est internationale. Le Canada, Danemark (Groenland), la Finlande, Norvège, Suède, Islande, les États-Unis et la Russie se partagent cette même proximité avec le pôle. Des pays qui se retrouvent au sein du conseil de l’Arctique dont l’objectif annoncé est de veiller à un développement durable dans le Grand Nord, qu’il soit économique, social ou environnemental. Le Conseil de l’arctique avait su continuer à fonctionner malgré l’annexion de la Crimée en 2014, la guerre en Géorgie en 2008 ou même la guerre en Irak en 2003. Pourtant l’esprit de coopération qui prévaut au conseil, présidé par la Russie depuis 2021, n’a pas résisté à l’invasion de l’Ukraine début 2022. Chacun des états membres du conseil (sauf la Russie) ayant décidé de se soustraire aux réunions et autres entités du conseil jusqu’à nouvel ordre.

Beaucoup ont regardé l’Arctique avec inquiétude, notamment après le sabotage des gazoducs Nordstream. Cependant malgré le plan de remilitarisation de la zone arctique qui date de 2014, il semble que la Russie maintienne un faible niveau d’activité dans le Grand Nord. Les unités basées dans la région de Mourmansk (et dans le Nord de manière générale) ont largement contribué à l’effort de « l’opération spéciale » en Ukraine, et se retrouvent donc en manque de ressources humaines et financières.  Une situation qui clôt (pour le moment) certaines ambitions russes autour de l’arctique, mais qui pourrait relancer la présence occidentale sur la région arctique, notamment au Groenland.

À l’été 2022, les travaux scientifiques qui ne concernaient pas la Russie ont repris, et aujourd’hui à l’heure du passage de la présidence du conseil à la Norvège, certains se veulent optimistes sur les capacités de continuité de coopération avec la Russie se basant sur le principe de réalité de la géographie : le partage d’un espace géographique commun, hostile, mais aussi primordial pour tous

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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.

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