Loi Sapin 2 : l’arme française de lutte anti-corruption – Entretien avec Michel Sapin, Ancien ministre de l’Économie et des Finances de la République Française

Entretien publié le 06 Septembre 2021

Centre Algérien de Diplomatie Économique : Bonjour Michel Sapin, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Michel Sapin : J’ai 69 ans. Passionné d’histoire et d’archéologie j’ai suivi des études pour entrer à l’École Normal Supérieure de la rue d’Ulm en 1974. Devant la rareté des postes d’archéologues et intéressé par la chose publique j’ai passé le concours de l’ENA dont je suis sorti à l’été 1980. Je suis engagé au Parti Socialiste depuis l’âge de 22 ans.

CADE : Vous êtes membre du Parti socialiste depuis 1975. Vous avez obtenu durant votre longue carrière politique plusieurs portefeuilles ministériels dont le ministère de l’Économie et des Finances où vous avez fait voter la loi « Sapin » ainsi que plus récemment, le 8 novembre 2016, la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. En tant que défenseur et porteur de la loi appelée « Sapin 2 », est-il possible de nous en faire la genèse et de nous en décrire les principales dispositions ?

Michel Sapin : J’ai été élu député à quatre reprises dont la première fois en 1981, président de région deux fois, maire pendant 19 ans et ministre six fois sous trois Présidents de la République différents et six premiers ministres… disons que j’ai une certaine expérience de la chose publique et un attachement viscéral à l’intérêt général et à l’éthique de l’action publique ! J’ai donc beaucoup travaillé à légiférer pour moraliser la vie publique, avec le financement transparent des partis politiques et des campagnes électorales ainsi que la lutte contre la corruption sur le territoire national. Ce fut la première loi dite « Sapin » de janvier 1993. Revenu à Bercy près de 20 ans plus tard j’ai voulu compléter le dispositif français qui avait pris un lourd retard en comparaison de ses grands partenaires étrangers, par des mesures de prévention et de lutte contre la corruption d’agents étrangers à l’étranger. Ce fut le point de départ de la conception de la loi dite « Sapin 2 » qui s’est enrichie de dispositions concernant les représentants d’intérêts, la protection des lanceurs d’alerte, ou la mise en œuvre d’une justice transactionnelle, plus rapide et plus efficace, avec la Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP).

CADE : Comment définiriez-vous le caractère préventif de la loi « Sapin 2 » ? Et, quels sont les acteurs économiques concernés par cet acte juridique ?

Michel Sapin : La prévention est une phase décisive de la lutte contre la corruption. La loi « Sapin 2 » a donc créé une obligation qui s’impose aux plus grandes entreprises ou aux groupes d’entreprises de plus de 500 salariés et dépassant 100 millions de chiffre d’affaires. Elles doivent mettre en place des plans de prévention permettant d’identifier les risques de corruption et les moyens de les éviter. Pour vérifier que chaque acteur se conforme bien à ses obligations, l’Agence Française Anti-corruption (AFA) a été créée qui dispose de moyens humains importants et d’un pouvoir de sanction. Dès lors, les entreprises doivent être elles-mêmes acteurs de la lutte anti-corruption ; c’est désormais profondément leur intérêt à défaut de devenir éventuellement leur raison d’être !

CADE : Ladite loi anti-corruption vise-t-elle aussi à contrecarrer certaines normes juridiques à vocation extraterritoriale comme le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) ?

Michel Sapin : Puisque nous ne faisions pas en France le travail, d’autres le faisait à notre place, les autorités américaines en particulier qui poursuivaient et condamnaient à de très lourdes amendes les entreprises françaises pour des faits de corruption à l’étranger. Cette situation était devenue intolérable. D’abord du point de vue des principes : nous abdiquions notre souveraineté par incapacité à l’exercer réellement ; d’autre part du point de vue des entreprises françaises qui étaient profondément insécurisées et pouvaient être légitimement inquiètes quant à l’utilisation de données confidentielles placées entre les mains d’une autorité étrangère.

Le dossier Airbus qui a vu travailler ensemble les autorités américaines, anglaises et françaises sous la responsabilité du PNF et de l’AFA est le meilleur exemple du récent retournement de la situation. La France a retrouvé sa crédibilité, dirige les débats et contrôle la mise en œuvre des décisions prises de manière concertée et cohérente par les trois juridictions concernées.

CADE : Quelle est la différence fondamentale entre la loi « Sapin 2 » et les deux lois anglo-saxonnes incarnées par le FCPA et l’UK Bribery Act ?

Michel Sapin : Il y a une grande similitude dans la démarche adoptée par les trois législations : FCPA aux Ets-Unis, Bribery Act en Grande-Bretagne, et « Sapin2 » en France, c’est la recherche d’une solution juste et rapide grâce à la collaboration loyale des acteurs concernés et à la recherche d’une solution transactionnelle.

Mais la France a voulu conserver deux éléments essentiels qui caractérisent ses procédures juridictionnelles : d’une part, c’est le juge du siège qui au bout du compte homologue ou non l’accord intervenu entre le parquet et les personnes morales ou privées concernées ; d’autre part, la procédure reste publique et transparente.

CADE : Selon vous, la conformité est-elle devenue une fonction pivot de l’entreprise ? Est-elle en outre considérée comme une arme de guerre économique ?

Michel Sapin : Une véritable révolution est intervenue dans notre droit et dans la vie des entreprises avec la mise en œuvre du principe de conformité : elles sont devenues des acteurs essentiels de la prévention de l’infraction. Ce n’est plus à la seule police et à la seule justice de faire leur travail d’enquête et de poursuite, c’est d’abord à l’entreprise elle-même d’apporter la preuve qu’elle a mis en œuvre tout ce qui lui était raisonnablement possible de faire pour éviter qu’une infraction ne soit commise. C’est la fin du « pas vu, pas pris ».

Je suis également très frappé par le fait que l’absence de législation suffisante en France, le classement déplorable de notre pays par l’OCDE et certaines ONG, le risque d’être exclues d’appel d’offre internationaux financés sur fonds Banque Mondiale étaient devenus un véritable handicap pour les entreprises françaises à l’étranger. Elles me l’ont dit à l’époque ! et elles ont soutenu l’adoption des nouvelles mesures. C’était une question de compétitivité et pas seulement de morale …

CADE : La loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique est entrée en vigueur le 1er juin 2017. Quatre ans plus tard, avez-vous une visibilité sur le niveau de déploiement du dispositif français anti-corruption au travers de ses 8 piliers ?

Michel Sapin : De l’avis des autorités de contrôle, du point de vue de la récente mission d’enquête parlementaire sur le sujet et comme le reconnaissent la plupart des observateurs, la loi « Sapin 2 » a été mise en œuvre avec une rare rapidité. Dès l’été 2017 les entreprises étaient soumises à leurs obligations de prévention ; dès lors l’AFA est montée progressivement mais fermement en puissance et l’institution judiciaire s’est saisie dès le début de l’année 2018 des nouveaux outils et des nouvelles compétences qui lui étaient offerts. Les CJIP se sont multipliées et ont concerné des dossiers d’importance aux enjeux financiers considérables. Nous avons retrouvé une crédibilité qui nous protège beaucoup mieux des prétentions extraterritoriales des Etats-Unis.

Bref, la montée en puissance du texte a été exemplaire et les entreprises ont, pour la plupart, mis en œuvre les moyens de respecter leurs obligations. Même si, bien évidemment, il existe encore des réticences sur le principe, des difficultés d’application et quelques améliorations nécessaires, le chemin parcouru est considérable.

CADE : Pour finir, quelles sont les perspectives en matière de lutte anti-corruption en France et dans l’union européenne ?

Michel Sapin : Aujourd’hui le principal enjeu est de concevoir et de mettre en œuvre une « législation » européenne cohérente et convergente dans le domaine de la prévention et de la lutte contre la corruption.

De même que, dans le secteur financier et bancaire, des directives et des règlements ont été adoptés pour lutter contre le financement du terrorisme et le blanchiment de l’argent sale, de même que, s’agissant de la protection des données personnelles ou de la protection des lanceurs d’alerte, des directives ont été mises en œuvre ou sont en cours de transposition, de même il nous faudra, par souci de simplification de la vie des entreprises et par volonté d’efficacité dans la lutte contre la corruption, une directive européenne sur ce sujet essentiel qui doit être une valeur partagée par l’ensemble de l’espace européen.

Information supplémentaire : illustration

Source : https://bit.ly/2WRcCRK

Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.

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