« Les maîtres de la manipulation, Un siècle de persuasion de masse » – Entretien avec David Colon, Auteur et Enseignant-Chercheur à Sciences Po Paris

Entretien publié le 13 Décembre 2021

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Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour David Colon, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

David Colon : Je suis enseignant et chercheur à Sciences Po, Paris, où j’enseigne l’histoire de la communication. Je suis l’auteur de Propagande. La manipulation de masse dans le monde contemporain (Belin, 2019, Flammarion, 2021), et des Maîtres de la manipulation (Tallandier, 2021).

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CADE : À quel point sommes-nous manipulés ?

David Colon : Nous sommes entrés avec le numérique, les smartphones et les réseaux socio-numériques dans une ère de propagande totale, caractérisée à la fois par le fait que nous sommes d’avantage exposés que par le passé à la manipulation, et que des professionnels de la persuasion ont développé des outils redoutablement efficaces.

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CADE : Vous êtes considéré comme un spécialiste de l’histoire de la propagande contemporaine, pourriez-vous nous en décrire les principales étapes historiques ?

David Colon : La propagande de masse au XXe siècle se caractérisait principalement par la fabrique du consentement. Pour s’agissait, pour les États d’abord, et pour les industriels ensuite, de promouvoir l’adhésion aux mesures jugées nécessaires pour la population. Ce type de propagande s’appuyait sur les médias de masse et cherchait à persuader les individus de se conformer l’attitude attendue d’eux.

La propagande au XXIe siècle est une propagande individualisée de masse, qui tire profit des caractéristiques de la sphère informationnelle des individus à l’âge numérique, plus étroite, cloisonnée et individualisée, pour déployer un type de propagande inspiré des acquis de la psychologie qui vise à encourager une forme de tribalisme, tant dans le champ économique que dans le champ politique. Il s’agit, à les bulles de filtres des algorithmes des grandes plateformes, d’encourager les individus à s’enfermer dans une autopropagande, et d’instrumentaliser leur tribalisme au service de projets géopolitiques – semer la division chez l’ennemi – électoraux – mobiliser ses militants ou dissuader ses adversaires d’aller voter – ou industriels – fabriquer le doute quant à la dangerosité d’un produit.

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CADE : Votre dernier ouvrage paru au mois de septembre est intitulé « Les maîtres de la manipulation ». Qui sont ces « génies du faire croire » ? Et, comment réussissent-ils à persuader la masse depuis un siècle ?

David Colon : Il s’agit des 20 plus grands maîtres de la persuasion de masse depuis 1914, qui ont entrepris avec succès d’influencer à leur insu des millions d’individus. Qu’ils soient publicitaires, communicants politiques, propagandistes ou cinéastes, ils ont élaboré des outils de manipulation en s’inspirant des progrès des sciences et des technologies. La manipulation était depuis longtemps un art, elle est devenue une science.

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CADE : Comment peut-on instrumentaliser la communication pour en faire un outil de domination de masse ?

David Colon : La communication est un moyen, qui peut être mis au service de multiples fins. Il y a d’innombrables moyens permettant de légitimer la domination, sous toutes ses formes. La plus sûre, toutefois, est la concentration entre de mêmes mains d’un ensemble de médias. Rupert Murdoch, par exemple, en concentrant entre ses mains des outils de communication très variés tant en Australie qu’au Royaume-Uni ou aux États-Unis, exerce une capacité d’influence sans précédent, qui lui permet d’imposer ses vues sur le réchauffement climatique ou la construction européenne.

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CADE :  Dans votre ouvrage vous utilisez le concept de « persuadeurs clandestins ». Quelle en est la signification ?

David Colon : J’emprunte ce concept à Vance Packard, qui a publié en 1957 un ouvrage qui portait ce titre. A l’origine, l’expression désignait les publicitaires américains qui recouraient à la recherche des motivations inconscientes des individus pour agir sur leur comportement. Le plus célèbre de ces « persuadeurs clandestins » était Ernest Dichter. Aujourd’hui, le terme peut s’appliquer aux nouveaux « ingénieurs des comportements » de la Silicon Valley, qui ont conçu une nouvelle « technologie persuasive », comme BJ Fogg, ou des outils de manipulation de masse, comme Mark Zuckerberg avec Facebook. Les interfaces numériques, en raison notamment de leur interactivité, sont une source inaltérable de techniques de persuasion et de manipulation des internautes.

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CADE : Pourriez-vous nous donner un ou des exemple(s) concret(s) de persuasion de masse tout en décryptant les mécanismes ?

David Colon : Vous lisez quelque part que des gens pensent que la terre est plate. Vous menez alors des recherches sur Google qui vous mènent vers des articles qui viennent confirmer ce point de vue pourtant absurde. Vous allez ensuite sur Youtube, dont les algorithmes de recommandation vous suggèrent de visionner des vidéos affirmant que la terre est plate, puis d’autres vidéos exposant des théories du complot. Vous allez sur Facebook et vous voyez proposer de rejoindre un groupe de gens qui affirment que la terre est plate. Vous le rejoignez et vous trouvez invité à un événement non loin de chez vous où vous rencontrez certaines de ces personnes qui tiennent très ouvertement des discours à caractère complotiste, et en l’espace de quelques jours à peine votre « sphère informationnelle » est réduite à ces discours décomplexés. Et vous pouvez, de proche en proche, développer une vision paranoïaque du monde qui vous conduit à croire que votre propre gouvernement vous cache une multitude de choses. Et, enfin, vous pouvez vous retrouver marchant sur le Capitole ou attendant à Dallas le retour de John Fitzgerald Kennedy. Ce que je décris-là est le mode d’action privilégié des ingénieurs de la guerre psychologique, qui identifient grâce aux outils numériques modernes des individus dont la fragilité psychologique les rend sensible à certains discours, et les conduisent à leur insu, de proche en proche, à adhérer à un discours ou à participer à des actions.

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CADE :  Certains avancent l’idée que la manipulation de masse est un savoir utilisé dans l’intérêt de la société. Êtes-vous d’accord avec ces propos ?

David Colon : La manipulation n’est pas un mal en soi. Il peut s’agir par exemple d’encourager les gens à leur insu de choisir de faire ce qui est bon pour leur santé, marcher, bouger, manger plus de fruits et de légumes. En revanche, une manipulation de masse qui a pour finalité de générer des revenus publicitaires peut conduire au pire, dès-lors que toute considération morale est écartée. Sans parler, bien sûr, des manipulations qui ont précisément pour objet de plonger une société dans le chaos ou de conduire les individus à agir contre leurs propres intérêts.

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CADE :  La propagande est-elle considérée comme un élément vital au bon fonctionnement des sociétés ?

David Colon : La propagande est fille de la démocratie. Elle est née et a été développée dans les démocraties, qui à la différence des régimes autoritaires, ne peuvent pas en principe agir sur les comportements par la contrainte. Sans la propagande, l’essor d’une société de consommation aurait pris beaucoup plus de temps aux États-Unis. La propagande peut également contribuer à la cohésion d’une société, à travers la promotion de valeurs communes, de mythes collectifs, et de ce qui rassemble les citoyens plutôt que de ce qui les divise. La propagande est une nécessité pour le pouvoir démocratique. Elle est en même temps un besoin pour le citoyen, à qui elle offre une vision simple d’enjeux souvent très complexe. La propagande contribue à ordonner le chaos du monde.

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CADE : En conclusion, vous arrivez au fait qu’il existe une corrélation entre les avancées scientifiques concernant l’esprit humain et la persuasion de masse. Comment expliquez-vous ce lien ?

David Colon : Ce lien s’explique d’abord par le fait que la compréhension des mobiles, conscients ou inconscients, des individus est déterminante pour toute communication qui se veut persuasive. Par conséquent, les progrès dans la compréhension de ces mobiles, à travers les progrès de la science des données, de la psychologie ou plus largement des sciences cognitives, entraînent systématiquement un progrès des techniques de persuasion qui s’en inspirent.

Il s’explique ensuite par l’essor depuis plus d’un siècle d’une approche scientifique de la publicité, qui repose sur le test systématique des contenus et la mesure de l’efficacité des campagnes. Depuis longtemps, rien n’est laissé au hasard en matière de persuasion de masse.

Il s’explique enfin par l’extraordinaire bouleversement introduit par les grandes plateformes comme Facebook, qui sont en capacité d’élaborer une modélisation des sociétés et des comportements humains, et d’agir de manière précise sur les conduites des groupes d’individus. Ils le font par le recours tant à l’approche inductive – soit l’inférence statistique – qu’à l’approche déductive – les expériences menées sur leurs utilisateurs – ou à l’apprentissage profond – c’est-à-dire la reconnaissance faciale ou l’analyse des émotions, des affects et des caractéristiques psychologiques des individus. Mark Zuckerberg, avec Meta, a conçu la plus grande arme de manipulation de masse de l’histoire de l’humanité. Et la plus redoutable.

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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique.

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