L’utilité pour l’État Algérien de mettre en place une démarche de prospective fondée sur les signaux faibles dans un monde troublé par les conséquences du Covid-19 – Entretien avec Philippe Cahen, Prospectiviste et Signauxfaiblesologue
Interview publiée le 27 Juin 2020
Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour M. CAHEN, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?
Philippe Cahen : Mes différents métiers (développeur d’enseignes, directeur de clientèle en agences de design, développeur de marques et brevets) m’ont aidé à faire de la prospective mon métier. Ces métiers m’ont appris qu’il faut savoir où un organisme, une entreprise va. Sans vision, sans prospective, il gère le présent et se fait sans cesse dépassé.
La prospective c’est ouvrir un organisme ou une entreprise à envisager les futurs qui s’ouvrent à lui. Son choix de futur dictera sa stratégie.
CADE : Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages sur la prospective, dont celui publié en Novembre 2018, intitulé : Méthode et pratiques de la prospective par les signaux faibles. Serait-il possible de nous éclairer sur ce concept, sa méthodologie et ses pratiques ?
Philippe Cahen : En général, la prospective est un long travail pour comprendre le passé, donc les racines, d’un organisme ou d’une entreprise, puis le travail de prospective se construit au travers des évolutions de ces racines dans le temps présent et le temps futur au travers des tendances et d’éventuelles ruptures. Ainsi se dessinent les futurs possibles.
Ma méthode, suppose que les connaissances du passé sont connues et, en plus du travail sur les tendances et les ruptures, il y a surtout lieu de mettre en doute les convictions qui nous imprègnent pour envisager les futurs possibles mais surtout impensables, voire haïssables. Cette mise en doute se construit par les signaux faibles que l’on perçoit. Les signaux faibles sont des faits paradoxaux qui inspirent réflexion. Cela signifie qu’au-delà d’être en veille permanente, nous devons surtout être en éveil : à quoi nous a fait penser tel ou tel signal faible. C’est une méthode qui se veut rapide d’autant que notre époque accélère toutes les hypothèses.
Ce que nous vivons avec la COVID-19 est exactement dans cette méthode : c’est soudain et pourtant imaginable puisque en 2009, la grippe H1N1 avait fait évoquer le confinement. Donc ce signal faible de l’époque était un éveil … qui s’est réveillé. Et il faut agir vite d’autant que la crise sanitaire se complète d’une crise économique puis viendra une crise sociale : imaginer les futurs surtout haïssables ! Demain ne sera pas la suite d’hier !
Cette méthode est absolument d’actualité.
CADE : Est-ce que la prospective peut constituer un outil d’aide à la décision stratégique pour l’Etat Algérien particulièrement en cette période de crise sanitaire mondialisée ?
Philippe Cahen : La prospective ouvre aux futurs, la stratégie choisit un futur.
Effectivement, cette méthode est tout à fait appropriée à l’Etat Algérien : ET dans le changement politique entamé, ET dans le monde dans lequel nous vivons, ET dans la crise sanitaire encore sensible en mai 2020, crise économique et crise sociale dès septembre.
CADE : Vos travaux portent sur le concept de prospective par les signaux faibles et les scénarios dynamiques. Comment et avec quels moyens l’Etat Algérien peut-il mettre en place ce genre de démarche ?
Philippe Cahen : L’Etat Algérien est entouré de signaux faibles inspirés sur ce qu’il a : démographie, santé, enseignement, soleil, tourisme, pétrole, agriculture, textile, urbanisme, environnement, … Les connaisseurs de l’Algérie sauront compléter cette liste des signaux à surveiller et des signaux qu’ils vont découvrir. C’est un travail avant tout d’humain et non de machine à mettre en place. En effet, il faut avoir en permanence l’esprit à l’ouverture à l’inattendu.
De fait, le moment est unique de s’interroger sur les futurs que peut envisager l’Algérie. Les choix à faire impacteront le pays pendant de longues années. Voici quelques futurs envisageables, des scénarios dynamiques volontairement caricaturaux, dont certains peuvent paraitre saugrenus mais qui posent de vraies questions de choix : L’Algérie veut-elle être un pays ouvert ou fermé ? L’Algérie veut-elle être un pays tout techno ou tout écolo ? L’Algérie veut-elle être une grande puissance économique ou un pays recherchant en priorité le bonheur de ses citoyens ? L’Algérie veut-elle être une puissance internationale ou une puissance locale ? Etc.
CADE : Quel lien faites-vous entre intelligence économique et prospective ?
Philippe Cahen : L’intelligence économique est savoir ce que sait l’autre, c’est aussi influencer le savoir de l’autre. Un exemple simple : les offres d’emplois d’une entreprise dénote de son cheminement, mais les offres d’emplois d’une entreprise font aussi croire à son cheminement. Les signaux faibles cherchent à savoir au-delà de la surface. Mon premier livre « Signaux Faibles. Mode d’emploi » a eu le prix de l’Académie de l’Intelligence Economique 2011 car la méthode demande de ne pas rester à la surface des connaissances. La prospective qui en découle va donc au-delà du paraitre. C’est la raison pour laquelle les scénarios dynamiques cités en exemple plus haut pour l’Etat Algérien obligent à s’interroger plus loin que ce qui est le présent.
CADE : Est-ce que l’implémentation d’un système national d’intelligence économique est un préalable fondamental à la mise en place d’une démarche de prospective fondée sur les signaux faibles ?
Philippe Cahen : L’intelligence économique est indispensable à un Etat car aujourd’hui, mise à part la Corée du Nord, les pays sont en concurrence économique, même s’ils sont amis. Mais elle ne reste qu’une partie de la prospective par les signaux faibles. Elle est un outil.
Concernant la mise en place d’une démarche prospective, ce n’est pas une démarche « publique ». Le public, l’opinion, est rassuré par le présent. Aujourd’hui, la prospective imaginée est le plus souvent la suite du présent en général dans deux axes opposés : le tout environnement et le tout technologique. La prospective est d’abord, en partant des signaux faibles, un travail personnel aussi bien d’experts que de généralistes, de scientifiques que d’écrivains, de philosophes ou de religieux que d’agriculteurs, d’ouvriers ou d’ingénieurs. Ce n’est pas un travail de créativité.
CADE : Pour finir, comment imaginez-vous les futurs possibles de l’Algérie en prenant en compte les conséquences encore indéterminées de cette crise sanitaire majeure ?
Philippe Cahen : Tout d’abord, la crise sanitaire passée, il faut considérer la crise économique et la crise sociale à venir. Le traitement de ces deux crises doit se faire avec la réinvention de l’Algérie du futComme je l’ai développé ci-dessus, le futur possible est la suite du présent. Or le futur qui nous attend est surtout le futur improbable, celui que nous ne voulons pas immédiatement. Ce que l’on ne veut pas voir du présent est par exemple la fin du pétrole, l’accentuation du réchauffement climatique, le manque d’eau, etc. Il s’agit simplement de l’accentuation brutale du pré-Covid. Le post-Covid est de plusieurs ordres : l’autonomie énergétique, alimentaire et industrielle ; l’Algérie, université de l’Afrique et champs d’expérience ; l’Algérie le plus beau jardin des fruits et senteurs ; etc.
Parlons pour le futur d’ambition. Et l’ambition dépasse la raison.
Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique