« Les nouveaux visages de la guerre » – Entretien avec Raphael CHAUVANCY, Auteur et Officier supérieur détaché auprès des UK Commando

Entretien publié le Jeudi 30 Juin 2022

Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Raphael CHAUVANCY, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ? 

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Raphael CHAUVANCY : Bonjour, officier dans l’infanterie de marine, j’ai eu la chance de servir dans des contextes extrêmement divers en unité de combat, au Service militaire adapté de la Martinique (un organisme d’insertion socio-professionnel encadré par l’armée), en centre de formation et, depuis quatre ans, parmi les commandos britanniques. J’ai eu la chance d’être projeté en mission dans des environnements aussi variés que les Balkans, les Caraïbes, la bande saharo-sahélienne ou le cercle arctique.

L’Ecole de Guerre Economique m’a parallèlement confié la responsabilité de son module « intelligence stratégique et politiques de puissance ». Encouragé par Christian Harbulot[1], j’ai commencé à travailler sur le concept de puissance et sur les nouvelles conflictualités qui en découlent voici une dizaine d’années.

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CADE : Votre dernier livre s’intitule : « Les nouveaux visages de la guerre ». Qu’est-ce qui vous a motivé quant à l’écriture dudit ouvrage ? 

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Raphael CHAUVANCY : Une partie des élites françaises vit dans l’espérance obsolète d’un village global pacifié. Malheureusement, la réalité du monde contemporain est la guerre, qui ne consiste d’ailleurs pas à tuer des hommes mais à affaiblir ou réduire une entité stratégique rivale.

J’ai voulu en décrypter le système stratégique contemporain et expliquer les différents aspects de la guerre économique et culturelle, normative et cognitive, militaire et scientifique, etc.

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CADE : Quelles sont les raisons qui font que la compétition globale ait entraîné la guerre globale ? Et, quels sont les moyens de cette guerre ? 

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Raphael CHAUVANCY : Le moteur des relations internationales est la recherche de la puissance. Celle-ci étant une relation comparative à somme nulle, la puissance d’un Etat court le risque de régresser mécaniquement si elle ne cherche pas à s’accroître. Or, la mondialisation a multiplié les points contacts entre les entités stratégiques, donc les rivalités et les points de frictions. Le temps de l’autarcie bienheureuse et pacifique est révolu.

La compétition est en soi une forme de guerre. Située sous le seuil du feu elle n’en est pas moins intense puisqu’elle met en jeu la prospérité, l’indépendance et les valeurs d’une nation. Certaines défaites économiques ou normatives structurelles peuvent ainsi avoir des effets bien plus durables sur l’avenir d’un peuple qu’une défaite militaire, dramatique mais réparable.

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CADE : Quels sont les nouveaux domaines d’extension de la guerre ? 

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Raphael CHAUVANCY : En publiant La guerre hors limites, dès la fin des années 1990, Qiao Liang et Wang Xiangsui ont pris acte de l’extension de la guerre à l’ensemble des activités humaines, impliquant jusqu’à la psychologie ou les sentiments individuels. La guerre, appliquée à tous les domaines, utilise désormais toutes les ressources de matérielles de l’industrie, des finances, des matières premières etc. ; celles de la volonté qui inclut jusqu’aux structures sociales d’une nation ; celles, enfin, de la légitimé jouant sur les croyances et la production normative ou juridique.

La guerre, « mère de toute chose » selon Héraclite, est également devenue la fille de toute chose.

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CADE : Comment percevez-vous l’évolution de la puissance et des rapports de force au XXIe siècle ? 

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Raphael CHAUVANCY : La puissance militaire demeurera un atout essentiel : la nature de l’homme n’a guère évolué depuis Xénophon qui écrivait il y a deux millénaires et demi que le faible est le butin du fort. Une nation désarmée s’expose à des périls graves.

La coercition ne disparaîtra pas. Cependant, l’impérialisme, ou tout rapport de force ouvert pouvant s’y rapporter, paraîtra de plus en plus illégitime donc coûteuse, aussi bien à l’intérieur que sur la scène internationale. La Russie le découvre aujourd’hui à ses dépens.

La puissance véritable sera probablement masquée, couverte. Elle reposera d’une part sur la capacité d’une nation à créer des architectures de dépendance invisible ; c’est-à-dire à diffuser des normes, des structures et même des modes de pensée qui serviront ses intérêts. Elle prendra d’autre part les chemins de l’influence. Le grand art sera de convaincre plutôt que de contraindre.  A l’exploitation assumée du plus faible succèdera la recherche apparente d’intérêts communs, bien qu’inégalement partagés. C’est d’ailleurs ce que les États-Unis ont admirablement réussi avec la plupart des pays européens.

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CADE : Comment un pays comme la France doit-il se préparer aux éventuels futurs conflits majeurs ? 

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Raphael CHAUVANCY : Les crises diplomatiques, culturelles, alimentaires, sanitaires, démographiques etc. futures constitueront un terreau favorable à des conflits majeurs.

Pour s’y préparer, la France doit avant tout réduire ses dépendances. D’ailleurs, contrairement aux Allemands, elle a su diversifier ses fournisseurs en hydrocarbures, par exemple.

En revanche, la faiblesse de son industrie constitue une vulnérabilité critique à laquelle il est temps de remédier, à rebours des politiques suivies depuis les années 1980. Seule rescapée du naufrage industriel, sa base industrielle et technologique de Défense figure dans le trio de tête mondial et constitue un capital inestimable, que l’Etat est désormais décidé à stimuler par des investissements accrus et à protéger des rachats par des fonds étrangers prédateurs.

De fait, le président Macron a déclaré le 13 juin 2022 que l’Europe et la France étaient entrées dans « une économie de guerre », ce qui révèle une prise de conscience salutaire au sommet de l’Etat et une rupture avec plusieurs décennies de libéralisme naïf.

Quant aux armées, elles réfléchissaient avant même l’agression russe à leur modèle futur pour répondre aux nouvelles menaces et demeurer les premières de l’UE. La grande difficulté tient au fait que les menaces ne se succèdent pas mais se superposent et impliquent un effort accru. Le modèle de Défense français est complet, alliant forces stratégiques nucléaires, éléments lourds de décision et capacités de projection rapide. Seulement, la question n’est pas seulement de pouvoir faire la guerre efficacement mais de la faire durablement. Aussi Paris réfléchit-il à la densification éventuelle de certaines composantes militaires, à l’adaptation des capacités de production (matériel, munitions etc.) et au réarmement moral de la population.

Le meilleur moyen de se préparer à un conflit majeur est cependant de se donner les moyens de le désamorcer en amont. Pour cela, la France cherche d’ailleurs à rompre avec l’alignement atlantiste des présidences Sarkozy et Hollande pour retrouver ses marges de manœuvre et sa singularité diplomatique de puissance d’équilibre.

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CADE : Peut-on dire que le monde est aux portes d’une période de son histoire où la domination devra être partagée par une multitude d’entités ? 

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Raphael CHAUVANCY : L’affaiblissement relatif des Etats-Unis, la désinhibition des puissances émergentes ou les rééquilibrages économiques entre la zone Euro-Atlantique et l’Asie favorisent le retour à un monde multipolaire. Dans cet environnement multilatéral mouvant et extrêmement compétitif, la notion de blocs dominants s’estompe et même les alliances traditionnelles les plus solides ne sont pas inconditionnelles. La crise de l’AUKUS ou les divergences sur l’Ukraine entre membres de l’OTAN ont ainsi démontré que le « bloc occidental » n’existait pas.

Les puissances moyennes ou régionales ont retrouvé des dynamiques de puissance propres. Les grandes puissances conserveront des zones d’influence privilégiées mais elles auront du mal à maintenir leurs arrière-cours traditionnelles sous tutelle. L’émancipation de l’Amérique latine par rapport aux Etats-Unis est à ce titre symptomatique. De nouveaux équilibres succèdent aux vieilles hégémonies.

Des acteurs extra-étatiques ont également les moyens de suivre leur propre agenda : entreprises de taille mondiale, ONG, organismes supranationaux etc. Sur certains sujets fédérateurs, comme le réchauffement climatique, des mouvements d’opinion pèseront également sur les gouvernements. Contrairement à ce que certains annonçaient, les Etats demeureront cependant les pièces centrales du jeu, car eux seuls disposent de l’ensemble des attributs de la puissance.

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CADE : Pour finir, pourquoi est-il important de former les acteurs concernés par la guerre économique ? Et, comment y procède-t-on ?

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Raphael CHAUVANCY : Il n’est plus possible aujourd’hui d’aborder les questions économiques avec les œillères ou la naïveté libérale. La concurrence entre nations n’est ni ouverte, ni équitable. Elle s’insère dans une compétition tous azimuts où pressions politiques, manœuvres informationnelles et opérations de déstabilisation sont monnaie courante et le seront de plus en plus.

Les échanges commerciaux n’apportent ni des « mœurs douces » comme le croyait Montesquieu, si la paix comme le présupposait Kant. Ils nourrissent la guerre.

Le monde économique ne peut plus être abordée sous l’angle du gestionnaire mais sous celui du stratège qui définit ses lignes d’opération, attaque le centre de gravité adverse, réduit ses dépendances, accroît celles de ses rivaux, manœuvre pour conquérir un marché, innove, communique etc.

Les nations qui ne sauront pas former de combattants économiques se condamneront au déclassement. Les approches et savoir-faire militaires en termes de renseignement, d’analyse, de planification et de manœuvres peuvent utilement irriguer la société civile et former des cadres aptes à mener la guerre économique. Les Anglo-Saxons, Israël, la Chine et le Japon le font d’ailleurs depuis longtemps. Conscients que la compétition globale n’oppose pas que les Etats mais les sociétés tout entières, les Britanniques assument désormais une whole-of-society approach offensive.

L’économie n’est pas le domaine d’Adam Smith mais celui de Sun Tzu et de Clausewitz.

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Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Economique.

[1] Fondateur de l’école de guerre économique à Paris, il a conceptualisé et popularisé le concept d’intelligence économique en France.

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