Réseaux : les nouvelles règles du jeu, les comprendre, les identifier – Entretien avec Christophe Assens, Auteur et professeur de stratégie à l’Université Paris Saclay
Entretien publié le 11 Mai 2023
Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Christophe Assens, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?
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Christophe Assens : Docteur en sciences de gestion et Habilité à Diriger des Recherches (Paris Dauphine), je suis professeur de stratégie à l’Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines (Paris Saclay), directeur de la Chaire Réseaux et innovations du laboratoire de recherche en management LAREQUOI en partenariat avec le pôle Léonard de Vinci (Paris la Défense). Pour aller plus loin sur la biographie, j’invite vos lecteurs à consulter ma page personnelle sur internet qui recense mes travaux et interventions : https://www.christophe-assens.fr
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CADE : Quelles ont été les inspirations et les raisons qui vous ont poussé à écrire ce livre ?
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Christophe Assens : Dans une perspective historique, je considère que le XIXe siècle a été le siècle des empires, le XXe celui des États-nations, et que le XXIe sera celui des réseaux ! J’ai rédigé le livre pour aborder les défis que recouvre cette évolution.
Il s’agit d’un défi pour les personnes : comment sortir de l’individualisme ? Il s’agit d’un défi pour les institutions : comment est-il possible de décloisonner et de renoncer à la verticalité du pouvoir ? Il s’agit d’un défi pour les États-nations : comment exercer la souveraineté en coopération avec d’autres États partenaires et rivaux ? Il s’agit d’un défi pour l’école qui ne détient plus le monopole du savoir : comment se démarquer des encyclopédies en ligne ? Il s’agit d’un défi en politique : comment cultiver la popularité dans les réseaux sociaux sans perdre le sens de l’intérêt général ? Il s’agit d’un défi pour les entreprises : comment faire collaborer volontairement les salariés en dehors du contrôle exercé par la hiérarchie ? Etc.
A partir d’exemples issus de l’actualité, comme la crise du covid-19, la France dans l’OTAN, le mouvement incontrôlable des Gilets Jaunes, et avec le regard croisé de plusieurs experts, l’ouvrage invite à découvrir cette révolution silencieuse de la société, dans les réseaux d’entraide où l’on cultive la liberté individuelle et la solidarité collective.
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CADE : Dans votre ouvrage, comment décrivez-vous le concept de « réseaux » et quelles en sont les caractéristiques principales ?
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Christophe Assens : Le réseau est une structure collaborative, souple et durable, qui fédère des partenaires indépendants ayant le désir d’unir leurs forces. L’appartenance à un réseau est librement consentie. Elle repose sur l’idée qu’il est parfois nécessaire de sortir de l’isolement, pour faire avancer des projets nécessitants les compétences de partenaires, ou pour peser collectivement sur le plan politique ou/et économique.
Dans un réseau, chaque partenaire éprouve un intérêt supérieur au sien, pour s’engager dans l’union. En effet, le réseau est souvent construit à partir d’une vision commune : un affectio societatis d’ordre moral à travers l’identité, les valeurs, le mode de vie, la religion ; d’ordre politique en fonction d’une idéologie partagée ; d’ordre économique par la nécessité de se regrouper pour mieux négocier l’achat ou la vente sur un marché ; etc. Ce trait d’union détermine la nature du bien commun, qu’il s’agit de valoriser ou de défendre dans le réseau, comme l’attachement à une identité supranationale l’Europe, une identité nationale la France, une identité régionale la Bretagne, le pays Basque ou la Corse, une appartenance locale à l’échelle d’un village ou d’un quartier pour faire vivre une solidarité de proximité. Il peut s’agir aussi de l’appartenance à un cercle d’influence comme le réseau d’anciens élèves d’une grande école ; comme la coopérative d’agriculteurs pour partager la charge des investissements. Si le réseau n’apporte pas de plus-value sur le plan collectif, il ne sera pas attractif à titre individuel. En conséquence, le réseau détermine les frontières conventionnelles et/ou institutionnelles d’un espace collaboratif, au sein duquel il est plus facile de nouer des partenariats qu’à l’extérieur.
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CADE : Comment les réseaux peuvent-ils être utilisés pour créer et répartir des richesses en dehors des règles du marché ?
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Christophe Assens : Dans la logique de marché, le jeu concurrentiel impose des stratégies de domination où chacun défend ses intérêts au détriment des autres. Dans la logique de réseau, il s’agit de défendre des intérêts communs avec les autres, y compris avec des concurrents. Par exemple, pour innover rapidement sur le plan technologique, il faut sortir d’une logique de confrontation et rapprocher le secteur public et privé. Dans cet objectif, l’université de Paris-Saclay concentre 10% du potentiel de recherche en France. Classée en 2020 au 14e rang mondial des universités les plus prestigieuses, elle figure dans le classement dit de « Shanghai », au 1er rang mondial en mathématiques et au 9e rang en physique ! Source de fierté et de rayonnement scientifique pour la France, la construction politique de l’université Paris-Saclay révèle aussi des difficultés administratives pour créer des passerelles entre universités et grandes écoles, pour mailler la recherche fondamentale avec la recherche appliquée, pour relier de façon transversale les sciences dures avec les sciences humaines. En effet, les conditions de réussite de Paris-Saclay ne relèvent ni d’un enjeu purement politique centré sur l’État, ni d’un enjeu purement économique centré sur le marché, mais de la construction de la confiance entre les écoles, les universités et les entreprises implantées sur un même territoire, donc d’une stratégie de réseau pour créer et répartir des richesses issues de l’innovation collaborative.
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CADE : Dans quelles circonstances les réseaux peuvent-ils offrir un cadre plus efficace que l’État pour défendre l’intérêt général à l’échelle des territoires ou des communautés d’individus ?
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Christophe Assens : Le citoyen souhaite participer davantage à la vie politique, donner son avis, prendre part aux décisions publiques. Pourtant, il a pris l’habitude de délaisser les urnes pour s’exprimer dans les réseaux sociaux sur les sujets de société, comme il le fait pour ses loisirs. Dans les réseaux sociaux, il a l’impression d’être écouté et que sa parole a de l’influence, même si elle est noyée dans un océan de flux d’informations. Dans ces conditions, il souhaiterait même aller plus loin, et pouvoir s’exprimer plus régulièrement en dehors des échéances électorales, sans passer par l’intermédiaire des élus représentatifs. Il souhaiterait s’exprimer par des référendums dans les réseaux sociaux, sur tous les sujets de société, même si son domaine d’expertise est limité. Dans ces conditions, pour éviter d’un côté les dérives individualistes où chacun conçoit une société à son image en excluant les autres, et pour éviter d’un autre côté, les dérives technocratiques où la distance tend à croître entre les élus et les citoyens, il convient de décentraliser l’action de l’État à l’échelle des territoires. Chaque fois que cela est possible, suivant le principe de subsidiarité, il s’agit d’associer les réseaux et les communautés d’individus à la décision politique, pour renforcer l’implication citoyenne et l’acceptabilité sociale.
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CADE : En quoi la collaboration via les réseaux peut-elle réconcilier liberté et solidarité, et aider à sortir de l’impasse idéologique de l’affrontement stérile entre l’État et le marché ?
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Christophe Assens : Traditionnellement, la société est organisée autour de deux piliers institutionnels que sont l’Etat et le marché. Pour traiter les questions d’intérêt général comme la défense, la justice, la santé et l’éducation, l’État régule le vivre ensemble en établissant des lois et en les faisant appliquer par la force publique. Par opposition et en schématisant, tout ce qui concerne les questions d’intérêt privé relève du marché. Pour répondre aux besoins de la consommation en fonction du mode de vie, le marché met en relation l’offre et la demande des biens et services. Le point d’équilibre entre l’offre et la demande est établi par les prix, en récompensant de cette manière les entreprises les plus compétitives, et, en sanctionnant les moins méritantes. Les secteurs publics et privés sont donc couverts par l’État et le marché, entraînant parfois une confusion des rôles entre le volet économique et politique.
Cela se produit par exemple lorsque l’Etat détient un monopole public, ou des participations dans des entreprises privés, tout en régulant les prix du secteur d’activité par des subventions et des incitations fiscales, comme dans le secteur de l’énergie en France. L’Etat devient alors juge et partie sur le volet économique, au nom de considérations politiques, en empêchant le marché de produire des richesses.
Mais, le problème de confusion des rôles entre l’État et le marché ne s’arrête pas aux politiques interventionnistes. Il se produit aussi en sens inverse, lorsque le marché interfère dans les affaires publiques sous la compétence de l’État. Ainsi, les politiques de privatisation des fonds publics dans le domaine culturel posent question sur le statut de l’Art : bien public accessible de manière universelle par la politique publique de l’État ; bien privé accessible par abonnement à partir des plateformes numériques ?
Tous ces exemples montrent qu’il est nécessaire de rapprocher l’État et le marché, sans les opposer, pour gérer des problèmes complexes relevant de choix de civilisation et d’enjeux économiques et sociaux. Ces problèmes complexes deviennent la norme à notre époque, où il faut évaluer les incidences économiques d’une décision politique, et les conséquences politiques d’une décision économique. Rapprocher le secteur public et privé dans une stratégie de réseau devient alors essentiel pour résoudre des problèmes complexes, comme le développement durable à titre d’exemple.
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CADE : Comment la réglementation et la liberté peuvent-elles coexister dans une société qui évolue vers la collaboration via les réseaux ?
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Christophe Assens : La France est régie par 400 000 normes et 10 500 lois, qui s’accumulent depuis 1789 ! Cet excès de réglementation étouffe la société. Il freine l’initiative, par aversion au risque, en raison du principe de précaution qui introduit la menace de sanction juridique. Il empêche de sortir de la pensée unique, de s’interroger sur les conséquences d’une décision, ou de donner du sens à l’action. Cet excès de réglementation déresponsabilise et prive de liberté à contre-courant des mœurs de notre époque. En effet l’héritage normatif du XVIIIe siècle se heurte aujourd’hui à la modernité des réseaux numériques du XXIe siècle. Ceux-ci raccourcissent les circuits de décision. Ils rendent l’information accessible dans les bases de données, et dématérialisent les démarches administratives. Dans mon livre, je m’interroge justement sur cette grande transformation. Est-on en mesure de décider plus vite avec le numérique, en simplifiant l’administration ? Est-il possible de remplacer les règles par du bon sens ? Quelles sont les stratégies de réseau pour faire évoluer les règles, en préservant la liberté d’entreprendre et de collaborer sans porter atteinte à l’intérêt général ?
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CADE : Pourquoi la collaboration est-elle nécessaire dans une société de plus en plus individualiste, et comment les réseaux sociaux peuvent-ils favoriser cette collaboration ?
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Christophe Assens : « Nous sommes en guerre ! » déclare le président Emmanuel Macron le 16 mars 2020 pour sensibiliser l’opinion public sur la gravité de la situation sanitaire, lors du démarrage de la pandémie covid-19. À cette période, les médias sont souvent tournés vers les incohérences dans la communication, les limites de capacité à l’hôpital, les dysfonctionnements administratifs, la pénurie ou les retards de livraison des masques ou des vaccins, la déviance aux règles liberticides, la manipulation de l’opinion, etc. La question de fond est de savoir comment rendre la société plus résiliente : face à d’autres pandémies, face à des attaques informatiques, face au réchauffement climatique, face à une guerre militaire de haute intensité ? Répondre à cette question n’est pas évident, car en France, la société est construite autour d’un dogme, celui de la décision centralisée et verticale, qui n’est pas adapté pour résoudre des crises systémiques. L’individualisme n’est pas adapté non plus, lorsqu’il faut faire preuve d’altruisme pour bloquer la propagation des virus informatiques, sanitaires ou informationnels, ou lorsqu’il faut fédérer les initiatives lors d’une guerre. Dans ces conditions particulières, il convient de collaborer davantage en réseau. Les nouveaux usages, comme l’utilisation des réseaux sociaux sur Internet, peuvent aider à la coopération, à condition que le sentiment d’appartenance soit réel et non pas uniquement virtuel.
Entretien réalisé par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Economique.