« Le Droit, nouvelle arme de guerre économique » – Entretien avec le Dr Ali Laïdi, Spécialiste de la Guerre Economique

Photo de Mael Le Briand

Interview publiée le 14/11/2019

Centre Algérien de Diplomatie Economique : Bonjour Monsieur Ali Laidi, avant de commencer notre entretien, pourriez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Ali Laidi : Journaliste depuis trente ans, Docteur en sciences politiques, chercheur à l’Ecole de Pensée sur la Guerre économique (EPGE) et spécialiste de la guerre économique. Je suis par ailleurs journaliste à France 24, et responsable du « Journal de l’intelligence économique ». Sur le plan académique, j’ai enseigné en majeure de journalisme à Sciences-po Paris entre 2001 et 2004. Je suis l’auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier en date est intitulé : « Le droit, nouvelle arme de guerre économique » publié chez Actes Sud.

CADE : Les Etats Unis indiquent, dans leur version officielle, que l’extraterritorialité de leurs lois  apporte un certain équilibre dans le monde, et évite de ne sanctionner que les acteurs américains. Dans le cadre de votre dernier ouvrage « Le droit comme nouvel arme de guerre économique », vous arrivez à démontrer au travers d’une investigation ayant duré deux années, qu’il existe d’autres raisons à cela.

Pouvez-vous nous énoncer les raisons implicites et révélatrices d’une stratégie offensive américaine fondée sur le droit ? Et nous concéder quelques exemples sur l’extraterritorialité du droit américain, ainsi que les objectifs cachés pouvant en découler ?

Ali Laidi : Aux Etats-Unis, Il existe toute une réflexion qui aboutit, en 1977, à la loi FCPA (Foreign Corrupt Practice Act). Cette loi interdit purement et simplement la corruption d’agents publics étrangers. Dès l’année 1976, et relativement à des réflexions menées par les Américains, il a été observé que cette loi créait une distorsion entre les firmes étasuniennes et les entreprises étrangères, lesquelles n’étaient pas soumises à l’interdiction de la loi américaine. De ce fait, les États-Unis ont tout tenté pour que l’ensemble du monde applique ces mêmes approches d’interdiction de la corruption d’agents publics. Ils sont passés par l’ONU, mais cela n’a pas fonctionné. Etant donné que dès cette époque, dans les pays occidentaux, on s’aperçoit du danger d’intrusion dans les affaires intérieures. Les américains vont ensuite tentés d’agir à travers la Chambre de commerce internationale, mais leur tentative échoue également. Finalement, ils vont y parvenir, en 1997, quand l’OCDE adopte une convention internationale sur la lutte contre la corruption des agents publics étrangers.

Le second volet étant la lutte contre la violation des embargos. Les Américains estiment qu’il y a des pays avec lesquels il est interdit, à leurs entreprises, de commercer. Très vite ils ont là aussi observé une distorsion de la concurrence. Le constat étant, qu’on ne pouvait pas interdire aux entreprises étasuniennes de commercer avec ces pays-là, et en même temps laisser le champ libre aux entreprises étrangères.

Donc, il y’a eu l’apparition de lois dites d’extraterritorialité votées par le Congrès américain, mais qui allaient s’appliquer à l’ensemble du monde concernant certains pays à l’image de Cuba avec la loi Helms-Burton de 1996, l’Iran et la Libye avec la loi d’Amato-kennedy, ainsi qu’un certain nombre d’autres lois qui vont arriver à partir de cette époque-là.

Si l’idée de départ était de dire aux autres pays qu’ils ne faisaient pas leur travail dans la lutte contre la corruption, ce qui a été attesté par des rapports de l’OCDE, qui pointaient du doigt certains pays européens telle que la France, qui n’agissaient pas comme il le fallait pour lutter contre la corruption, on peut comprendre, qu’à ce moment-là, les Américains aient voulu jouer le rôle de gendarme économique du monde, mettant en avant le fait de rendre de plus en plus propres les relations économiques internationales en luttant notamment contre les actes de corruption.

En revanche, ce qu’on ne peut pas accepter, c’est le fait que Washington décide unilatéralement avec quels pays commercer ou non. C’est une décision qui appartient au Conseil de sécurité de l’ONU, ou à d’autres instances internationales économiques, mais ne doit pas être prise de manière unilatérale.

Ces deux ensembles, qui sont les lois contre la corruption et les lois contre les violations des embargos, aboutissent au fait, que non seulement les États-Unis imposent leur puissance économique à l’ensemble du monde, mais cela leur permet également de récupérer des millions d’informations de nature économique, qui vont nourrir leurs bases de données. Dans un tout autre registre, ces lois leurs permettent notamment de déstabiliser certaines entreprises, dans le but de protéger indirectement leurs firmes.

En ce qui concerne les exemples sur l’extraterritorialité du droit américain, ceux-ci sont multiples. On peut citer celui d’un géant parapétrolier français, qui a dû en découdre avec l’administration américaine sur une affaire de corruption, et qui a été ensuite vendu à un plus petit acteur d’origine anglo-saxonne.

Il y a également l’affaire Alstom, où la « partie énergie » a été vendue dans la foulée d’une amende atteignant les 700 millions de dollars au géant américain General Electric (GE).

On peut donc conclure, à travers ces deux exemples, que le but recherché par les États-Unis n’est pas seulement d’être le gendarme du monde, mais également de sauvegarder leurs intérêts économiques.

CADE : Il est évident que pour appliquer ses propres lois à l’étranger, le pays émetteur est dans l’obligation de satisfaire à certains critères, sans lesquels les lois en question n’auraient aucune force exécutoire. Quels sont selon vous les critères qui favorisent cette légitimité ? Et quelles sont les nations qui sont susceptibles de satisfaire à ces critères ?

Ali Laidi : Si vous entendez par critères le fait de légitimer les lois extraterritoriales américaines, on peut dire qu’elles sont tout à fait pertinentes sur la lutte contre la corruption, puisque la plupart des pays ont signé la convention de l’OCDE, et donc ils peuvent tout à fait s’appuyer sur le fait que ces pays en question se sont engagés à lutter contre la corruption, et lorsqu’ils ne le font pas correctement, les américains prennent l’initiative de le faire eux-mêmes. Je dirai que cet aspect est donc parfaitement légitime.

Néanmoins, en ce qui concerne les violations des embargos, il faut dire qu’on peut émettre des doutes raisonnables. Le critère légitime juridique est plus difficile à trouver, puisqu’il faut qu’une instance internationale, et non pas les États-Unis de manière unilatérale, désigne les pays avec lesquels les entreprises ont le droit de tisser des relations économiques ou non.

Si on revient maintenant sur la légitimité juridique fondamentale de ces lois extraterritoriales, on voit bien que dans toutes ces affaires, c’est essentiellement l’administration américaine qui est entrée en négociation avec les entreprises visées pour violation de la Loi sur les sanctions de corruption. Et, que le juge américain lui n’arrive qu’en dernier lieu pour mettre un coup de tampon, et c’est pour cette raison qu’on les appelle les « juges tampons ». Dont l’utilité est de légitimer et légaliser le deal conclu entre le ministère de la justice et l’entreprise visée par les poursuites américaines.

Toute la question c’est de savoir si la justice américaine se prononcera en faveur de toutes les procédures qui ont été lancées depuis maintenant 2002, contre les entreprises européennes ou autres, dans le cadre de cette question des lois extraterritoriales, et on a un exemple qui démontre que la situation n’est pas claire aux Etats-Unis. C’est le cas de l’affaire « Laurence Hoskins », qui est l’un des cadres d’Alstom, et qui a refusé la procédure américaine consistant à plaider coupable. Ce-dernier, a préféré aller devant la justice américaine, qui a sanctionné l’administration, donc le procureur américain, en disant qu’il n’y a pas de lien avéré avec le territoire américain, et donc pas de cause à poursuivre la personne concernée. Ce cas illustre l’idée que lorsque la justice américaine se saisit, elle a plutôt tendance à être moins dans la perspective de valider l’expansion du droit américain à l’étranger. 

Concernant la seconde partie, qui est de savoir quelles sont les autres nations qui pourraient satisfaire à ces critères, concrètement je dirai qu’aucune nation n’a agi pareillement que les Etats-Unis. Il n’y a eu aucune position internationale explicite indiquant que tel pays va appliquer une forme de réciprocité vis à vis des Etats-Unis. L’Europe a tenté de réagir, mais ses réponses ont été relativement légères. Ce qui a permis aux Etats-Unis de continuer à poursuivre les entreprises européennes, et les obliger à se soumettre aux décisions de la justice américaine, sans réactions constatées des Européens.

Concernant la Russie, la situation est différente. C’est un pays qui est beaucoup moins exposée au regard de son manque de diversité, et ses multinationales sont moins diverses que celles de l’Europe, à part évidemment celles du secteur énergétique, bien qu’on a constaté que dans l’affaire « Rusal », l’entreprise russe a dû elle aussi se soumettre au droit américain.

Du côté de la Chine, l’empire du milieu a compris qu’il fallait réagir. Je pense qu’ils sont en train de préparer une sorte de réciprocité, qui pourrait notamment s’appliquer sur l’ensemble des routes de la soie. D’ailleurs, on remarque qu’ils font plutôt signer des contrats de droit chinois, et qu’en parallèle ils ont créé trois tribunaux arbitraux, en Chine, de manière à ce que d’éventuels contentieux soient réglés d’abord selon le droit chinois. Donc, on peut dire qu’il existe une réponse de Pékin, et que cette-dernière est attentive à ce qui se passe.

CADE : Le comportement de la Chine sur les marchés internationaux fait qu’ils n’accordent pas beaucoup d’importance aux règles économiques qui réagissent le commerce mondial. Croyez-vous que les chinois vont se soumettre au principe d’extraterritorialité du droit américain ? En cas de négation, quel scénario émettriez-vous sur l’évolution des relations sino-américaines et leur impact sur le reste du monde ?

Ali Laidi : Il est clair que, l’affaire Huawei montre, dans l’absence de réaction frontale de la Chine, qu’elle préfère intégrer la résolution des deux affaires (ZTE & Huawei) dans un cadre beaucoup plus large, qui pourrait cibler un éventuel accord commercial entre Pékin et Washington. Si cet accord n’arrive pas, il est clair que ces deux affaires (en particulier celle de Huawei, puisque la fille du fondateur est quand-même encore assujettie à résidence au Canada) pourraient détériorer d’avantage les relations sino-américaines.

La Chine va répondre par la réciprocité dans ses relations économiques. Elle l’a déjà montré il y a quelques années lorsqu’elle a prouvé qu’elle était capable d’arrêter instantanément des cadres de multinationales occidentales soupçonnés de corruption, et de jouer elle aussi sur ce levier comme moyen de pression vis à vis des autres pays. Mais je pense que pour l’heure, la Chine est dans l’attente parce qu’elle ne sait pas comment va évoluer la situation aux États-Unis (réélection ou on du président Trump). Il faut savoir que la réflexion chinoise s’inscrit dans une logique à long terme. Donc, quand bien même le président Trump est réélu, il ne le sera que pour quatre années supplémentaires. La Chine a le temps, et sa stratégie ne consiste pas à agir de manière frontale vis-à-vis des Etats-Unis, mais de s’adapter à cette situation, afin d’éviter de mettre en péril la pérennité de ses multinationales.

CADE : Selon vous, quelle réponse doit être adoptée par l’Europe pour rattraper son retard dans cette guerre fondée sur le droit extraterritorial ?

Ali Laidi : Je pense qu’il n’y aura jamais de réponse efficace, tant qu’il n’existera pas de réflexion profonde  au préalable. Le drame de l’Europe, c’est qu’il n’y a pas de pensée stratégique sur l’affrontement économique. Les élites européennes ne savent pas penser l’affrontement sur le champ commercial. Du coup, ils n’ont pas de doctrine, et donc pas de cadre pour s’opposer à ce type d’incursion juridique en Europe. Ils sont toujours dans la réaction, et jamais dans l’anticipation. Et, tant qu’ils ne seront pas dans l’anticipation, ils n’apporteront pas de réponses pertinentes.

Selon moi, il faut d’abord commencer par faire appliquer les lois européennes, telle que la loi de 1996, qui interdit fermement aux entreprises européennes de se soumettre aux décisions de la justice américaine. Or, elles se sont toutes soumises, et cette loi n’a pas été activée.

Ensuite, l’Europe doit réfléchir à la manière aussi de porter l’affaire dans les plus hautes instances multilatérales, c’est à dire l’OMC. Sachant qu’elle avait déjà eu l’occasion de le faire, en 1996, afin de régler définitivement cette question. Après quoi, elle a retiré sa plainte suite à un engagement verbal du président américain Bill Clinton de ne pas utiliser le titre 3 de la loi Helms-Burton. Or, on l’a vu en Mai dernier, quand le président Trump a dit que dorénavant il allait appliquer le titre 3, lequel permet aux États-Unis de poursuivre des entreprises étrangères possédant des actifs, qui auraient appartenu à des Américains avant la révolution castriste de 1959.

Donc voilà, d’abord de la pensée, ensuite l’opérationnel. INSTEX (Instrument for Supporting Trade Exchanges est), cet instrument qui a été mis en place par le groupe E3 (France, Grande-Bretagne et Allemagne), consisterait à contourner les sanctions américaines sur l’Iran. Néanmoins, on attend l’effectivité de cet instrument. Pour l’heure on ne voit pas grand-chose arriver sur cet outil, et si les Européens pensent que l’Iran va se contenter de commerces sur les médicaments, sur l’agroalimentaire, … c’est une lourde erreur. Car, ce qui intéresse Téhéran c’est de vendre son pétrole, et donc il faudrait que  INSTEX puisse permettre d’acheter du pétrole iranien, et on n’en est absolument pas là.

Pour résumer, il faudrait que l’Europe se remette sur les bons rails en étant dans un rapport de force assumé vis-à-vis des États-Unis.

Interview réalisée par l’équipe du Centre Algérien de Diplomatie Économique .

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